À l’heure de la pandémie et du confinement, la notion de l’Autre n’a jamais pris autant de sens. Toutes les interactions sociales, même sans intérêt, qui tissaient nos journées sans que l’on ne s’en rende compte, tous ces regards jetés subrepticement vers Autrui, se sont estompés.
Maintenant le sens de la « vie sociale » n’a jamais été aussi saisi, je pense. Sans les autres, il n’y a plus ce brouhaha évènementiel de tous les jours où les anecdotes extérieures font ce que la vie est habituellement. On peut difficilement faire de la vie un orbe solitaire où l’Autre est au mieux l’ombre sur la paroi. Si orbe il y a, c’est au moins en duo.
L’isolation sociale forcée pourrait avoir, paradoxalement, amené un surcroît de passion. L’absence trop importante de sorties et de divertissement exacerbe le ressenti des rares expériences dont l’on peut faire l’objet en ce moment. Et c’est normal, après tout. Comment vouloir s’efforcer de relativiser un plaisir quand le monde entier semble se retourner contre soi ?
Il y a peut-être, voire forcément, quelque chose de dangereux dans cette appréciation du relativement appréciable. Avant je n’accordais que peu d’importance au fait de voir des gens tous les jours, quand maintenant voir des inconnus en train de prendre un café dans la rue me donne le sentiment d’avoir fait l’Interaction de la semaine. Bien sûr, chacun manque de vie sociale à des degrés différents, et chacun fait comme il le sent. N’empêche que nous ressentons tous le besoin de voir de nouvelles têtes.
On ne peut donc qu’imaginer ce que sera l’effet de sortie de l’orbe. La baisse des masques qui révèlera la tête des autres dans la rue, non plus limitée aux regards semi-fuyants. Le monde retrouvera de sa mosaïque d’individualité dans une société où, inconsciemment, on n’existe qu’au travers du regard et du jugement (neutre ou non) d’Autrui. En allant plus loin encore, la sortie signifiera le retour des rencontres sans lendemain, des joies sans limites, des blessures sans fonds, et autres passions aiguës. L’inconnu est celui qui nous aide à construire notre monde et qui est, sans surprise, un agent important de notre vécu émotionnel. Comment ressentir la sensation de vivre quand personne n’est là pour nous en ouvrir au moins la porte ?
La blague récurrente est que, pour la deuxième fois en cent ans, les années Vingt du siècle seront marquées par une insouciance face à la vie d’autant plus forte qu’on en a été privée pendant ce qui semble avoir été une décennie. À un âge où tout est censé être possible, où la responsabilité n’est qu’au second rang dans l’existence derrière le carpe diem qu’est l’idéal de jeunesse auquel on a tous goûté, l’importance d’Autrui a d’autant plus d’importance que, lorsqu’il reviendra, on appréciera sa présence parce qu’il témoignera d’un retour de la notion du Possible. Je peux parler à Autrui sans crainte ou culpabilité ; je peux embrasser Autrui juste pour lui dire bonjour ; je peux effleurer la main d’Autrui pour communiquer plus discrètement que par les mots.
Ce sursaut de la vie que l’on attend tous pourrait-il être néfaste ? Au sujet des emportements émotifs, Lucrèce les condamnait « car, le plus souvent, que font les hommes dans l’aveuglement de la passion ? Ils attribuent à l’objet de leur amour des mérites qu’il n’a pas »[1]. Cependant, le néant émotionnel fait que l’on ne pourra se véritablement se soucier de la justesse de nos sentiments à l’égard de la vie et des autres. Comment pourrais-je m’en vouloir de m’emporter pour une amourette, d’en vouloir aux autres pour quelque chose d’objectivement insignifiant, d’accorder plus qu’il n’est recommandé à une sortie une importance décisive ?
L’enfermement mental que beaucoup d’entre nous subissons est dangereux au sens lucrétien, mais simplement parce qu’aucun divertissement n’est là pour nous en sortir. L’Autre social pouvait être nocif lorsqu’on n’imaginait pas pouvoir en être privé. L’isolement volontaire charme, parce que le choix n’est jamais décisif.
Aujourd’hui, il y a le danger constant du « spin », de la spirale infernale dont on ne peut que difficilement sortir.
Quand les bars, les cinémas, les musées les restaurants auront rouverts, le mouvement et l’improviste repris une place centrale dans notre quotidien, il ne faudra pas en revanche se forcer de relativiser nos sentiments à l’égard d’Autrui, mais chercher à y échapper en continuant à sortir de soi en allant vers les autres. Chercher d’autres passions, même dans l’inanimé. Tomber amoureux d’un acteur pour un peu plus longtemps qu’un film, adorer l’alcool parce qu’il exacerbe notre joie d’être avec les autres. Aimer la vie, c’est faire des erreurs émotionnelles, et chercher à les masquer ne serait que continuer un enfermement dont on fait l’expérience extrême depuis plus d’un an.
Vivre par les passions, laisser vivre et se laisser vivre, parce que le néant est l’opposé de la vie en ce qu’il est l’absence de toute saveur émotionnelle.
[1]Lucrèce, De La Nature, livre IV