Passe-Temps

J’ai attendu plusieurs années avant de retourner dans sa chambre à elle. Pendant ce temps, l’image en noir et blanc aux bords crénelés prenait la poussière auprès des autres, dans la quiétude du bord de mer joaillier. La grande horloge à balanciers de la salle à manger, aussi ancienne que le cliché, sonnait à peine les coups de quinze heures quand j’ai appris que l’astronome était horloger. Les rides de la concentration, comme chez les astronomes, trahissent donc aussi le sérieux des horlogers. Elle m’avait demandé de monter chercher la photographie. J’étais parti en courant monter quatre à quatre les marches de pierre du grand escalier et avait trouvé le cliché là où je l’avais vu pour la première fois, les yeux pleins de larmes et les doigts pleins de perles. J’ai observé son expression, à elle, quand je lui ai tendu le cliché. La tendresse de son regard posé sur ce morceau de papier jauni exprimait toute son émotion pour ce vieux faiseur de temps.

Son atelier-boutique était cour Saint-Louis, à Bordeaux. Le Passe-Temps était sa fierté. Il aimait à passer des heures dans l’arrière-boutique pour trifouiller les mécanismes de montres à gousset, horloges et réveils qui avaient perdu leur raison d’être. Il redonnait du sens à ces objets, leur offrait un prolongement de vie et la promesse de rester utiles. Curieusement, une étoile sur la poche de sa veste attira mon œil astronomique. Je me figurais que l’homme devait être célèbre, et que les horlogers comme les cuisiniers portaient des étoiles sur leur costume pour signifier leur talent.  Ma grand-mère avait l’air fière d’avoir ce chef sur sa coiffeuse. J’étais fier de voir que l’astronomie était un passe-temps reconnu. Je rêvais d’avoir un jour ma propre étoile pour la rendre aussi fière. J’appellerai ma première comète de son nom à elle, pour pouvoir toujours la voir quand elle serait là-haut. Elle racontait cet homme d’un autre-temps et ses mots se mélangeaient au tictac de la grande horloge. Dans le petit salon bleu, installé dans de beaux fauteuils de style Louis XV, l’horloge tournait à l’envers, sous l’influence de la photo.

Le monument familial s’effondrait sous ses mots. Nous quittions le petit salon bleu d’Hortevie pour un Médoc plus rural. La famille de l’horloger travaillait dans les vignes du château Gruaud-Larose depuis plusieurs générations. Ce travail faisait la fierté de la famille depuis qu’en 1855 la classification officielle des vins de Bordeaux avait confirmé son excellence. L’enfance de l’horloger s’était donc déroulée parmi les règes de cépages divers : merlot, cabernet, grenache… Si dans un premier temps il aidait à écraser le raisin après les vendanges, il s’était rapidement retrouvé dans la vigne, sous le soleil de juin et celui de septembre pour les vendanges vertes et rouges puis sous la pluie d’automne et de d’hiver pour l’entretien des pieds de vigne et des rosiers. Ses parents n’entendaient pas donner à lui et ses frères et sœurs plus que l’instruction minimale et insistaient depuis leur plus jeune âge pour leur transmettre les rudiments du métier de vignerons et ses secrets. Ses mains étaient musculeuses, larges, tannées par le soleil et gardaient la trace des coupures, traces de manœuvres maladroites. Aussi, elle s’amusait que ce petit homme aux mains si rustres soient devenus un horloger si minutieux.

C’est à quatorze ans que l’horlogerie avait sonné à sa porte. Le frère de sa mère, sans enfants, cherchait un apprenti pour lui transmettre son commerce et soulager son dos et ses yeux de vieil homme, fatigués par les minuscules rouages et le passage des années. Ses parents y avaient vu l’occasion d’assurer à leur cadet un avenir décent et c’est ainsi qu’il partit pour la grande-ville. La Bordeaux du début de siècle achevait de faire peau neuve et la première ligne de tramway électrique inaugurée par Camille Cousteau lui avait fait grande impression. Elle-même se souvenait très bien de la première fois qu’elle l’avait pris avec lui, dans ses jeunes années bordelaises. Il avait souvent raconté que la Belle Endormie l’avait ébloui, que ça avait été un coup de foudre. Le Grand Théâtre de la place Tourny et ses colonnes allaient jusqu’au ciel l’intimidaient beaucoup, mais pas autant que la cathédrale Saint-André, place Pey Berland. Un jour l’oncle l’avait amené à la flèche et ils étaient monté tout en haut, sous la protection bienveillante de la Vierge d’or, toute récente grande Dame d’Aquitaine. Sous ses yeux s’était alors déployée la ville. Les quais de la rive gauche, grouillant de promeneurs et travailleurs, opposaient leurs beaux bâtiments historiques tout de blanc vêtus aux entrepôts gris de la rive droite. Le Pont Napoléon Ier était un effort de réconciliation dans ce face-à-face déséquilibré, mais la force conciliante de ce trait d’union aux dix-sept arches ne trompait personne. La Bourse maritime, que l’on voyait de là-haut, trônait avec majesté sans voler la vedette aux Trois Grâces de la Place de la Bourse. Si l’on se mettait dos à la rivière, on parvenait même à voir la cime de arbres du Jardin Public de Tourny, habité par de nouvelles statues. Si loin du sol qu’on en avait le tournis, la flèche Pey Berland aurait fait un endroit sensas pour une observation astrologique.

Le quartier des Chartrons, que bordait le cour Saint-Louis où se trouvait la boutique de l’oncle, était un quartier de négociants. Entre les maisons bourgeoises de calcaire, la petite échoppe typique paraissait très modeste, en comparaison avec ses voisins, de larges entrepôts où dormaient le vin et les autres marchandises qui transitaient par le port. Il aimait à se balader sur les quais bruyants et sales du port de la Lune. Les soirs de ciel dégagé le spectacle stellaire devait y être remarquable. L’oncle avait de l’affection pour l’apprenti. C’était un homme de tempérament très doux et discret, comme le bruit de la trotteuse sur les montres à gousset qu’ils réparaient. Il avait la physionomie d’une grande horloge, comme celle de la salle à manger : il était grand pour un médocain, et sa tête chauve et ronde évoquait le cadran d’une horloge dont les aiguilles seraient de fines moustaches. Quand le mécanisme fut grippé, l’oncle mourut. Il transmit tout ce qu’il savait à l’apprenti qui hérita aussi de son Passe-temps.

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1 commentaire pour “Passe-Temps”

  1. Le plus beau texte que j’ai eu la chance de lire depuis longtemps. Nina Charles se surpasse à chaque publication. Une auteure à suivre de très près, que j’ai hâte de retrouver dans toutes les librairies et dans tous les coeurs qu’elle touchera de sa plume. Ses mots glissent sur ma peau et me marquent à jamais. Bravo Madame.

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