Passe-Temps

C’est au clair de Lune et près du port que le jeune apprenti bientôt vieil horloger la rencontra, elle. Il l’épousa et ils s’installèrent ensemble cour Saint-Louis, peu après la mort de l’oncle.  Ils vivaient derrière l’atelier d’horlogerie, dans un petit logement confortable mais étriqué où résonnaient le tictac accordé des trotteuses, balanciers et autres passeurs de temps de la boutique. Si je ne pouvais pas voir les étoiles dans ses yeux, je voyais ceux dans le regard de ma grand-mère. Elle racontait un homme qu’elle avait aimée. Un homme à la poche étoilée. Ensemble la femme de l’horloger et le vieil horloger eurent des enfants qui grandirent le long de la Garonne belle et dans les rues sinueuses du quartier Saint-Pierre. J’entendais presque leurs pas cadencés frapper les pavés inégaux du vieux quartier.

Le temps est comme une étoile. L’horloger est comme l’astronome. Quand on a l’impression de le voir, sur le cadran d’une montre, il est déjà parti, il a disparu. L’instant s’est éteint pour toujours. Pourtant il reste dans les mémoires, et ces souvenirs, poussière de temps, parviennent jusqu’à nous, comme autant de lueurs offertes aux yeux de qui sait les observer, les yeux plissés, le front ridé par l’effort. L’astronomie est un passe-temps sérieux.

Quant à savoir ce que le vieil horloger est devenu, grand-mère s’est adressée à mon astronome intérieur : « il est parti dans les étoiles ». L’astronomie était aussi un passe-temps familial. J’imaginais cet homme de papier jauni par la poussière du coffre à bijoux de la grande chambre naviguer quelques parts entre les astéroïdes. Après avoir réparé toutes les horloges de la ville, il était parti réviser les étoiles du ciel bordelais, au-dessus du Port de la Lune. L’étoile sur sa poche était sans doute le signe de cette mission stellaire qui rendait son visage si sérieux, si grave. Soudain elle s’est levée, a abandonné le fauteuil de style Louis XV recouvert de tissu clair bleu et orange brodé et a quitté le petit salon. Dans la salle à manger, je l’ai trouvée perchée sur un fauteuil, faisant crisser sous ses doigts la clé qui faisait tourner les rouages de la grande horloge. Cette fois-ci la chute fut évitée. Tu sais bien qu’il faut la remonter régulièrement si on veut continuer à être à l’heure. C’est ton arrière-grand-père qui m’a appris ce geste, dans notre petit salon du cour Saint-Louis. Pendant quelques minutes, plusieurs heures peut-être, ou pendant des années lumières, le temps s’était arrêté dans la grande maison.

Après son récit, j’ai beaucoup hésité. Si l’astronomie me paraissait être une voie risquée, l’horlogerie promettait une vie plus ponctuelle. Les deux étaient des passe-temps très sérieux.

C’est des années plus tard, quand elle est, comme son père, partie réparer les étoiles, que je suis retourné dans sa chambre. Des années après notre première rencontre, l’horloger était toujours aussi sérieux. J’étais ému de retrouver ce cliché qu’elle avait aimé raconter. Son regard serti de lunettes-loupes était vissé sur de petits rouages éparpillés sur son bureau, comme autant d’étoiles dans le ciel. C’est ce jour-là seulement, que j’ai reconnu l’étoile jaune sur sa poitrine.

Par Nina Charles.

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1 commentaire pour “Passe-Temps”

  1. Le plus beau texte que j’ai eu la chance de lire depuis longtemps. Nina Charles se surpasse à chaque publication. Une auteure à suivre de très près, que j’ai hâte de retrouver dans toutes les librairies et dans tous les coeurs qu’elle touchera de sa plume. Ses mots glissent sur ma peau et me marquent à jamais. Bravo Madame.

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