Co-signataire de la tribune plaidant pour la sauvegarde de la chaîne de télévision française France Ô, Marcel Dorigny, professeur d’histoire à l’université de Paris VIII Vincennes – St-Denis, spécialiste de l’histoire de l’esclavage et de la colonisation, a accepté de nous expliquer son choix : que représente, pour lui, la chaîne France Ô ? Quel impact aura sa disparition ? Comment aurait-elle pu continuer à être utile sur le canal 19 de la TNT ?
Bonjour Marcel Dorigny, merci de prendre le tempsde répondre à nos questions. Vous avez signé la tribune parue dans le journal Libération à la fin du mois de juillet 2020, laquelle déplore la fermeture de France Ô. Pour quelles raisons le maintien de cette chaîne vous semble-t-il important ?
En tant qu’historien, j’ai beaucoup travaillé et je travaille encore sur l’histoire des colonies de la première époque coloniale, donc les Antilles, l’océan Indien, les colonies à esclaves. Et la mémoire de cet esclavage est extrêmement importante dans tous ces territoires, qui sont toujours français aujourd’hui. D’autant plus que, depuis quelques semaines, avec des manifestations autour de la mémoire de l’esclavage en Martinique, en Guadeloupe, en Guyane et même à La Réunion, l’actualité a en quelque sorte rattrapé le sujet. Il y a des tribunes qui paraissent dans la presse, comme dans Le monde à la fin de la semaine dernière (NdA : semaine du 3 au 9 août 2020, propos recueillis le 11 août 2020). Il me paraît donc dommage qu’une chaîne de télévision de diffusion nationale consacrée aux territoires d’outre-mer, autrement dit aux anciennes colonies transformées en départements en 1946 – 2011 pour Mayotte – disparaisse. Je sais très bien que la chaîne de télévision nationale métropolitaine France Ô, à destination de la France européenne, est très peu suivie. Le taux d’écoute est très bas et c’est là-dessus que la décision de supprimer cette chaîne s’est appuyée. Nous sommes dans une époque où l’indice d’écoute est très important, or, là, il est très faible. Je trouve dommage de s’appuyer sur un tel critère – quand il suffirait probablement, pour remonter l’audience, de diffuser des programmes plus attractifs, plus ouverts, plus larges. Certes, la base de l’information grand public locale qui va parler de tous les événements politiques et sportifs, des faits divers – Martinique la 1ère, Guadeloupe la 1ère … – va perdurer. Mais sur la France européenne, la France hexagonale, il n’y aura plus une chaîne spécifique proposant les actualités, des documentaires et des films relatifs aux territoires français d’outre-mer. Cette chaîne s’adresse à un public qui n’est pas ultramarin – même si, en réalité, c’est surtout le public ultramarin, ou originaire des territoires ultramarins, qui la regarde. Sa disparition crée une lacune, un fossé supplémentaire avec les départements d’outre-mer qui, juridiquement, ont le même statut que les départements de la métropole, avec une particularité historique et sociologique bien connue. Les antillais vivant en métropole sont privés de cette chaîne – il y a peut-être 400 000 antillais qui vivent en métropole, principalement en région parisienne. Bien entendu, je sais qu’avec les réseaux sociaux, ils peuvent avoir des informations venant de chez eux. Mon point de vue, c’est que c’est regrettable que, sous couvert de faire des économies peut-être très marginales pour l’ensemble de l’audiovisuel public français, cette décision ait été prise.
Les scores de France Ô sont très faibles en métropole, mais aussi dans les Outre-mer, où la chaîne se trouve souvent derrière la 1ère et les chaînes traditionnelles (France 2, France 3). Est-ce pour vous le témoin d’un manque d’intérêt de la métropole vers les Outre-mer et inversement ?
Oui, bien sûr. Disons que l’immense majorité des français de la France métropolitaine ne sont pas intéressés au premier degré par les Outre-mer tant qu’il n’y a pas d’événements marquants. Quand il y a eu, il y a quelques années, les grèves très dures et les barrages en Guadeloupe, les français se sont intéressés à ce qu’il se passait en Guadeloupe. S’il y a une pollution terrible sur l’un ou l’autre de ces territoires, un pétrolier qui se déverse par exemple, on va s’y intéresser. Mais quand c’est la vie ordinaire, courante, ça n’intéresse pas beaucoup de monde ici. C’est évident que la majorité des français de la France européenne ne s’intéresse pas quotidiennement à ce qu’il se passe dans les territoires français d’outre-mer. Ce qui complexifie les choses, c’est qu’il y a, en France métropolitaine, une forte population des Outre-mer – aujourd’hui, souvent, de la deuxième ou troisième génération, puisqu’ils ont leurs parents ou leurs grand-parents qui ont quitté leurs territoires il y a longtemps pour aller s’installer en métropole et qui ont eu des enfants, qui eux-mêmes ont eu des enfants. J’ai eu beaucoup d’étudiants antillais qui étaient nés à Aubervilliers, ou à Paris ou à Créteil, qui ne connaissaient leur département d’origine que pendant les vacances, tous les deux à trois ans ; c’est une réalité. Eux s’intéressent aux Outre-mer parce que c’est leur territoire mais peut-être en pointillé, pas de façon continue. En tout cas, pas suffisamment pour assurer une audience suffisante à la chaîne. Quant aux français qui n’ont pas de liens familiaux avec les Outre-mer, pour eux, c’est loin et je constate que ça ne les intéresse pas beaucoup. Pour ma part, je m’y intéresse car j’ai travaillé sur l’histoire de ces territoires, mais je ne suis pas sûr d’être représentatif. Loin de là (rires).
« Le manque d’intérêt [pour France Ô] peut s’expliquer aussi par le contenu et on pourrait réfléchir à un contenu plus attractif »
En fin de compte, nous sommes en présence d’une chaîne qui a des faibles taux d’écoute en raison, notamment, de cet éloignement de la France métropolitaine avec la France d’outre-mer. La fermeture de France Ô ne coule-t-elle pas, dès lors, de sens ?
Le manque d’intérêt peut s’expliquer aussi par le contenu et on pourrait réfléchir à un contenu plus attractif, destiné à un public plus large, autre que les seuls intéressés directement – encore même que tous ne la regardent pas.
« L’idée annoncée est que les chaînes nationales devront intégrer les Outre-mer […]. Mais, sauf s’il s’agit d’une contrainte impérieuse – dans le statut de ces chaînes – elles ne vont, à mon avis, pas le faire. »
Le gouvernement a annoncé vouloir une meilleure représentation des Outre-mer sur les autres chaînes de France Télévisions, France Ô pouvant ainsi « partir en paix ». Pensez-vous que ces objectifs soient tenables et que davantage de place sera accordée aux Outre-mer dans leurs programmes ?
L’idée annoncée est que les chaînes nationales devront intégrer des actualités des Outre-mer, des films des Outre-mer … Pourquoi pas. Mais, sauf s’il s’agit d’une contrainte impérieuse – dans le statut de ces chaînes – elles ne vont, à mon avis, pas le faire. Ou très peu, c’est-à-dire a minima, pour respecter un quota. C’est une façon de différer le problème, en renvoyant les Outre-mer aux chaînes nationales généralistes.
De manière plus générale, avez-vous peur d’une perte de la mémoire qui lie la France métropolitaine à la France d’outre-mer ?
C’est un risque, mais un risque qui est, actuellement, en contradiction avec l’actualité métropolitaine qui, depuis plusieurs mois, place la mémoire de l’esclavage dans les quotidiens. Vous avez vu ce qu’il s’est passé en Martinique il n’y a pas longtemps, où on a cassé les statues de Victor Schoelcher et la statue de Joséphine. Il y aura d’autres événements qui vont se produire parce que le mouvement ne va pas s’arrêter comme ça. Cela vient percuter l’actualité métropolitaine. On en parle, mais on n’en parle pas en dehors de ces faits spectaculaires. L’événement arrive, les gens voient cela sur leur poste de télévision alors qu’ils n’ont pas été culturellement imprégnés de cette actualité, de cette histoire, qui risque donc d’être mal comprise.
Propos recueillis par Matéo Ki Zerbo.
Actualités de Marcel Dorigny :
– https://www.franceculture.fr/histoire/lelysee-le-plus-grand-symbole-a-paris-du-passe-esclavagiste-de-la-france (« L’Élysée, le plus grand symbole à Paris du passé esclavagiste de la France », article de Benoît Grossin dans lequel Marcel Dorigny apporte son expertise, 2 août 2020).
– Grand Atlas des empires coloniaux – des premières colonisations aux décolonisations, XV siècle – XXI siècle, Collectif, Autrement, 2019.
– Les abolitions de l’esclavage, Marcel Dorigny, Puf, 2018.
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