L’automne est déjà de retour, signe que malgré l’incertitude et les changements ambiants, nous pouvons toujours nous rattacher au cycle des saisons. Ignorant le contexte qui est le nôtre, la trotteuse court toujours à bonne allure sur le cadran et nous rappelle que le temps ne fait que passer. Un peu de fiction donc, à lire bercée.e par le tic-tac de l’horloge…
L’astronomie est un passe-temps sérieux. Sérieux aussi, l’astronome qui fronce les sourcils et plisse les yeux pour mieux enfoncer son œil dans le tube du télescope. Sérieuses, ses rides disent sa concentration. Pour sûr, l’astronome sait voir plus loin que le bout de son nez.
J’ai fait sa rencontre un jour que je trainais dans sa chambre à elle. La pièce était immense, et j’étais petit. Sur les murs, les oiseaux rougeoyants et exotiques, perchés sur les branches d’arbres aux fleurs de taffetas semblaient désapprouver ma présence. Je leur volais dans les plumes. Sous mes pieds les tapis orientaux se chevauchaient et leur laine rêche chatouillait mes pieds nus. Le grand lit portait le souvenir des mille et une nuits passées à écouter des histoires, blottis entre eux deux. Les grandes armoires étaient autant de passages vers des mondes merveilleux, mondes de coton, de cachemire et de soie. Sur la grande commode, des boites de marqueterie rappelaient les coffres au trésor de nos jeux de pirates. Mais l’or et les diamants de tous nos jeux n’auraient pu égaler en préciosité ce qui se trouvait sur le plus petit meuble, entre les deux fenêtres.
L’aura de cette coiffeuse était intimidante. A hauteur de mes yeux s’étalaient des images. Toute l’histoire de la photographie était sur ce meuble. Il y avait les images en couleurs, sur lesquelles je reconnaissais les joues potelées de certains, les images en noir et blanc, des adultes d’aujourd’hui et des enfants d’hier, et les images sépia, peuplées de visages fermés et inconnus, aux regards éloquents. Sur la commode la boite à bijoux ouverte exposait négligemment ses cailloux précieux pourtant hors de ma portée. C’est donc porté par le fauteuil en velours vert près de la coiffeuse que j’enfonçais mes mains dans la fraicheur du métal et du cristal. Dans ce reliquaire de bois sombre se mêlaient bijoux rapportés de voyages et bijoux de famille, passés de mains en mains, de boîte en boite, depuis des générations. Les breloques d’argent rapportées d’Acapulco rencontraient le corail du Pacifique et les colliers de perles d’eau douce s’enroulaient autour des joncs d’ivoire revenus d’Afrique, sous l’œil bienveillant des médailles de baptême des aïeuls. Envouté par le bruit des perles frissonnant sous mes petits doigts, je n’ai pas entendu l’avertissement de gons centenaires. Surpris au milieu de ce bain cristallin, le fauteuil s’est dérobé sous mes pieds et mes bras désespérés ont tenté de se raccrocher à quelque chose, n’importe quoi qui aurait évité la chute, les pleurs et les granules d’arnica. Hélas, mes mains maladroites n’ont réussi à saisir que les colliers, les bagues et les perles. J’ai emporté dans ma chute la preuve de ma curiosité et avec elle ont valsé les cadres photos. Dans cette joyeuse danse, les bris de verre cassés et les cris de ma grand-mère ont composé les dernières notes.
La chute de cette histoire était inévitable. Sans elle je n’aurais jamais fait sa connaissance. C’est en effet plein de bosses et de larmes que je l’ai rencontré pour la première fois. Lui, ne m’a pas vu. On s’est manqué à quelques soixante années près. Même avec un télescope, je n’aurai pas pu le voir. Il était trop loin. Si aujourd’hui on pouvait toujours le contempler, grâce à cette photo, c’était parce qu’à des milliers d’années lumières de là, il s’était éteint. Le fracas de la chute ne l’avait pas déconcentré. Il faisait très sérieux, cet homme penché sur son travail. Sans doute était-il astronome.
J’ai demandé si je pouvais garder le cliché, tout comme je garderais les bleus, quelques jours. Ce serait mon trésor de vacances, le premier astéroïde que j’aurais découvert. J’ai bien vu dans ces yeux qu’elle avait du mal à s’en séparer. Je ne savais pas qui était sur ce cliché, ce bonhomme au crâne dégarni, absorbé dans un travail minutieux. Ses rides trahissaient sa concentration et son âge. C’était un adulte. Seuls les adultes et les astronomes avaient des rides, je le savais bien. Le jour où je deviendrais astronome je recevrais, moi aussi, des coups de crayons sur mon front. Elle me laissa le cliché jusqu’à mon départ. Je n’avais pas demandé qui c’était.
Le plus beau texte que j’ai eu la chance de lire depuis longtemps. Nina Charles se surpasse à chaque publication. Une auteure à suivre de très près, que j’ai hâte de retrouver dans toutes les librairies et dans tous les coeurs qu’elle touchera de sa plume. Ses mots glissent sur ma peau et me marquent à jamais. Bravo Madame.