La controverse de la liberté religieuse : une fiction juridique

Quelle place pour les constatations du Comité des Droits de l’Homme (CDH) dans les juridictions nationales, en matière de liberté religieuse ? Retour sur l’affaire Baby Loup. 

« Condamner » est réservé aux juridictions, le Comité des droits de l’Homme (CDH) n’est pas une juridiction et ne peut condamner la France. Le CDH est en effet « un organe composé d’experts indépendants qui surveille la mise en œuvre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques par les États parties.». La France ratifie ce pacte en 1974 et le protocole instituant le CDH en 1984. La requérante a été licenciée de son emploi à la crèche « Baby Loup », pour faute grave car elle refusait d’ôter son voile islamique ne respectant pas une nouvelle clause de neutralité dans le règlement de l’entreprise. La Cour de cassation considère la clause de neutralité légale eu égard aux missions de la requérante, en tant que puéricultrice. Le CDH a accueilli les demandes de la requérante et précise que la France doit lui accorder des réparations et fournir les mesures prises pour éviter de tel cas à l’avenir. Nous verrons dans quelles mesures le CDH, institué par un traité ratifié par la France, peut-il avoir un impact dans les juridictions nationales en matière de liberté de religion malgré son caractère non contradictoire ? 

Le CDH conteste une décision juridique nationale prise sur une idéologie

Deux conceptions de la liberté de religion : une fiction juridique française 

La liberté religieuse est clairement définie par le pacte à l’article 18. Selon le Comité, elle englobe à la fois la liberté d’adopter ou non une religion et de la manifester par des pratiques, ou des éléments distinctifs vestimentaires. Ainsi, porter le voile est protégé par la liberté religieuse. Cette confusion de la liberté de croire, et la liberté d’exprimer cette croyance est un premier point de divergence avec les juridictions françaises.

Ces dernières marquent cette différence. La liberté de conviction se définit comme « la liberté de se réclamer d’une religion ou d’une conviction, de ne pas en avoir, d’en changer ou d’y renoncer» d’après le pacte susmentionné. Cette liberté est très protégée par le droit français, comme en témoigne la loi du 9 décembre 1905. Toutefois, le droit français crée une fiction juridique où liberté religieuse et liberté de manifestation religieuse seraient deux concepts différents et autonomes.

Toutefois, le droit français crée une fiction juridique où liberté religieuse et liberté de manifestation religieuse seraient deux concepts différents et autonomes.

Cette distinction permet à l’employeur dans le cadre d’un emploi salarié de restreindre la liberté de manifester une religion si cela est « justifiée par la nature des tâches à accomplir et proportionnées au but recherchés », sans pour autant remettre en question la liberté religieuse. Ici, cette justification est appréciée par le juge.

Le voile en tant qu’acte de prosélytisme, une conception française dénuée d’argument juridique. 

En l’espèce, selon les juridictions nationales, la restriction de la manifestation de religion ne constitue pas une atteinte à la liberté religieuse. En effet, cette expression peut être restreinte selon un « but légitime ». La requérante est au contact d’enfant, or le voile disposerait par essence d’un message politique et constituerait un acte de prosélytisme et porterait ainsi atteinte à la liberté de conscience de ces derniers. La Cour de cassation associe automatiquement le voile à l’Islam politique. 

Selon le principe, « Celui qui allègue un fait doit le prouver », l’atteinte à la liberté des enfants doit être démontrée et justifiée juridiquement, or la Cour de cassation admet cette affirmation en tant que vérité générale, sans argumentation. Cette absence d’argumentation juridique est dénoncée par le CDH.Néanmoins, selon certains commentateurs cette faille juridique ne devrait pas être relevée car le CDH n’a pas de valeur contraignante.

L’autorité du CDH  sur le fondement de la légitimité, à ne pas mépriser

 La légitimité d’une autorité « quasi juridictionnelle »

Le Comité possède une légitimité objective, par sa procédure. Carlos Santulli (1) parle d’une autorité quasi juridictionnelle. Les constatations font suite à un examen dans « l’esprit judiciaire ». Les membres sont des experts, indépendants, impartiaux, ne servant et ne représentant aucun Etat. Le débat est contradictoire. Le comité fournit un argumentaire juridique. Cette procédure est reconnue par la CEDH en tant qu’« instance internationale d’enquête ou de règlement » satisfaisant l’article 35 de la convention européenne des Droits de l’homme. Le comité satisfait les caractéristiques d’une juridiction sans en être une.

L’adhésion de la France à un protocole facultatif instituant le CDH, synonyme d’une acceptation de la portée obligatoire des constatations sur le principe de bonne foi.

De plus, le débat contraignant / non contraignant omet le pouvoir déclaratoire du Comité, et la légitimité que confère les Etats membres à ce dernier. En ratifiant le protocole facultatif relatif au PIDCP affirmant la compétence du Comité en matière contentieuse, la France accepte l’examen d’une communication d’un particulier qui prétend être victime d’une violation de ces droits par l’État. Cette ratification pourtant optionnelle témoigne de la volonté de la France d’aller au-delà des simples observations. Cela fonde l’autorité du CDH, en effet cette acceptation sous-entend une prise en compte des constatations dans les juridictions nationales au risque sinon de priver le protocole d’effet juridique. Selon le principe de la bonne foi, la France est tenue de respecter les constatations du CDH, malgré l’absence de caractère contraignant.

De plus, les États Membres confèrent eux-même une autorité supplémentaire au CDH, le Comité a compétence pour interpréter un droit du PICP, par le « pouvoir d’interprétation général » (2) lors des observations générales. Les États Membres utilisent eux-mêmes ces observations pour démontrer l’état des droits de l’Homme dans un pays. Cette utilisation témoigne de l’autorité des dites observations, et affirme la légitimité du Comité dans les droits humains. Malgré ces éléments de légitimité, en l’espèce ces constatations sont décriées et le Sénat invite la France à ne pas en donner suite. Cela pose la question de la bonne foi des juridictions nationales.

L’insuffisance de l’autorité du CDH face à un consensus politique empreint dans la société française

Une décision juridique miroir d’un consensus politique ?

En France, la proposition de loi Laborde adopté en 2015 relatif aux devoirs de neutralité dans toutes les crèches privées, la loi de 2004 sur l’interdiction des signes à caractère religieux à l’école, la préconisation du Haut Conseil à l’interdiction du voile dans les universités, reposent toutes sur le caractère politique et prosélyte du voile (3). Il y a un consensus politique autour de cette essence du voile, toutefois les arguments juridiques sont toujours absents. Le juge statue dans un contexte de tensions entrainant une conception agressive du voile de facto. 

Le juge réutilise ces présupposés en prévision des futurs contentieux. Le débat autour des mères voilées en sortie scolaire par exemple. Le fait de qualifier ainsi le voile pourra restreindre son usage au nom du risque qu’encourent les enfants. 

Une vision universelle des libertés et non indexée au contexte socio-politique des Etats

Le CDH constate indépendamment du contexte socio-politique et médiatique. Ce que reproche le CDH n’est pas tant la position française que l’absence d’arguments juridiques. Le droit international, et la ratification de traité relatif aux droits de l’Homme repose sur la bonne foi des Etats et un rapport dialectique (4). Les juridictions françaises devraient non pas intégrer de facto les constatations du CDH au nom de la souveraineté des Etats, mais elles devraient les prendre en compte, comme il est convenu dans le pacte les constatations. Ce refus est un acte de mauvaise foi camouflé derrière le débat contradictoire/non contradictoire, dû au contexte politique français en matière de liberté religieuse. La ratification de ce pacte admet une vision universelle des libertés, surveillées par le CDH. Une liberté ne peut être conditionnée par le contexte sociopolitique français et la perception politique et non juridique.  Le contrôle de bonne foi est en fait la lacune du CDH. Les États Membres devraient être obligés de répondre et d’argumenter pour défendre leurs positions. 

Par Kelly VAZ SEMEDO

(1) :  C. SANTULLI, Droit du contentieux international, 2015, L.G.D.J

(2) :  O. DELAS, M. THOUVENOT , V. BERGOUIN-BOUTIN, « Quelques considérations entourant la portée des décisions du Comité des droits de l’homme », 2019, Revue québécoise de droit international

(3) : J. SCOTT, La politique du voile, 2017,  Ed. Amsterdam

(4) :  S. HENNETTE_VAUCHEZ, V. VALENTIN, L’affaire Baby Loup ou la nouvelle laïcité, 2014, L.G.D.J

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