Le Numérique, un mythe contemporain ?

     En ce présent actuel, le Numérique, c’est-à-dire la représentation informatique de données chiffrées ou traduites par moyen de signaux, détient une place indéniable dans tous les pans de la société. Qu’une interaction sociale se situe dans un cadre individuel, collectif ou institutionnel, elle est majoritairement numérisée – Le confinement amplifie la numérisation du monde

     Or, cette numérisation est permise par le fait de l’innovation. Tous les mois de septembre, un nouveau modèle d’iPhone est présenté par Apple, comme l’iPhone 12 présenté le mardi 13 octobre 2020 – iPhone 12 : Apple dévoile les prix des quatre nouveaux modèles (Pro Max, Pro, Standard et Mini), chacun devançant les anciens, en proposant une meilleure performance qu’elle soit sur le plan de la navigation sur Internet, celui de la photographie ou tant d’autres. Il y aurait donc une succession permanente et continue d’innovations technologiques, qui en proposant de nouvelles possibilités d’utilisation, accentue le phénomène de la numérisation. Par exemple aujourd’hui, la carte en papier est rarement utilisée pour s’orienter géographiquement, depuis l’apparition d’applications de cartographie et de localisation comme Google Maps – Google Maps, les cartes au trésor

Que signifie “innovation” ?

Selon le Larousse, innover, c’est “introduire quelque chose de nouveau pour remplacer quelque chose d’ancien dans un domaine quelconque”. Le site Wikipedia France nous ajoute que, l’innovation est “la recherche constante d’améliorations de l’existant, par contraste avec l’invention, qui vise à créer du nouveau”. Il y a donc un sens du projet, c’est-à-dire une conscience d’un objectif à atteindre dans l’acte d’innover. Il y a une conception précédant l’action effective de l’innovation, d’une situation future qui doit être réalisée.                             

      Cette situation, qui présentement est irréelle mais dont la réalisation est visée, implique nécessairement l’humain. Une innovation étant effectuée par une personne (qu’elle soit morale ou physique) est destinée pour cette même personne ou plus généralement, d’autres êtres qui existent, humains ou non. Les Géants du Web, ces firmes transnationales spécialisées dans la proposition de services numérisés, comptent souvent des centaines de millions d’utilisateurs voire des milliards dans le monde – Digital Report 2020 – We Are Social France. L’élaboration des cellulaires munis d’un GPS, est logiquement réalisée afin de permettre aux utilisateurs un déplacement spatial optimisé, sans qu’ils supportent le risque de se perdre dans une petite ruelle. 

     La démarche innovatrice se distingue de celle qui consiste à être dans une recherche fondamentale, que cela soit pour acquérir des connaissances, ou arriver à la vérité. Elle se distingue également de celle qui vise à améliorer la pratique et la technique d’une activité particulière afin d’atteindre un objectif qui est un résultat immédiatement et directement obtenu. Par exemple, l’innovation qui consiste à munir le téléphone portable d’un GPS a comme résultat directement obtenu, une composition du téléphone qui comporte un GPS mais, ce dernier n’est pas son objectif puisque celui-ci est d’améliorer la circulation et d’optimiser les déplacements de l’utilisateur. L’esprit innovant s’offre donc dans sa structuration initiale, l’idée d’une finalité qui est strictement externe à l’objet innové même

     L’innovation comporte alors dans ses étapes plurielles, un acte d’ouverture sur un “étant”, sur quelque chose qui est ou existe dans le monde, que celui-ci soit de l’ordre de l’humain, de l’animal, du vivant ou du non-vivant. Nous pouvons aisément imaginer une innovation humanitaire de la gestion des populations qui viserait à résoudre la crise de l’accueil des migrants, ou une qui serait de l’ordre des idées, et chercherait une manière d’être de l’homme qui permettrait une coexistence harmonieuse avec son environnement. En sa signification, elle n’a donc aucune raison de se limiter à un cadre technique, elle peut non seulement concerner le champ théorique ou celui de la Praxis, mais également les deux de manière simultanée. 

La numérisation, une innovation? 

     Pourtant les progrès technologiques qui accompagnent la numérisation et qui instaurent une place de plus en plus importante au Numérique au sein de la société et du monde, présentent une réalisation qui semble être en décalage avec l’esprit innovant précédemment analysé. 

     Un des principaux progrès qui accentuent ce phénomène est l’augmentation de la vitesse des échanges numériques, notamment permise grâce à l’amélioration des standards pour la téléphonie mobile, comme celle actuelle de la 5G – Sur la 5G, ce qui est vrai, ce qui est faux et ce qu’on ne sait pas encore. Cette optimisation de la rapidité des flux numériques permet une plus grande stabilité du monde virtuel car elle assure le mouvement immédiat de grands nombres de données. Ceci lève à une échelle bien plus supérieure, la limitation éventuelle de la quantité numérisable des données pouvant être échangées. Que ce soit pour les personnes morales (entreprises, institutions administratives, gouvernementales, militaires, entre autres) ou pour les personnes physiques (individus humains), ces innovations similaires et successives permettent un meilleur emploi du numérique. Ainsi, l’approfondissement de la numérisation des mécanismes de la société (communications, transactions financières, échanges informationnelles, etc) est permise tout en augmentant radicalement sa vitesse. 

Une prééminence du Numérique ?

     Mais cette optimisation et le renforcement de la numérisation qui en résulte, engendre un décalage de plus en plus croissant entre la temporalité humaine et celle du Numérique. Un statut prioritaire de cette dernière semble être observé. Ceci est contradictoire avec la démarche innovatrice qui se dirige vers, s’ouvre vers un “étant” externe à l’objet de l’innovation (qui est dans ce cadre l’humain, ou les femmes et les hommes). 

     Avec l’avènement des smartphones, le sujet contemporain est submergé par la quantité et la continuité temporelle des informations Quand l’instantanéité transforme l’information en simple donnée. Son expérience du temps et la situation dans son flux temporel sont influencées par des facteurs qui lui sont extérieurs. La fonction de notification interrompant sans cesse son activité et donc affaiblissant sa concentration – Push, like, notifications… comment les écrans ruinent notre concentration, il se construit moins une temporalité subjectivisée où il s’installe afin d’organiser son activité (sa journée, sa soirée par exemple). Ceci génère parfois chez les addicts au numérique, une perte totale de la maîtrise de son temps, son quotidien – Addiction au smartphone, enquête statistique. Dès sa naissance, il est confronté à un rapport au temps qu’il peut difficilement contrôler car constamment sollicité par le monde extérieur. L’intelligence artificielle assure alors souvent, les transactions financières dans les hedge funds et les banques d’investissement puisque beaucoup plus rapide que l’intelligence humaine, des techniciens remplaçant les traders – Finance et intelligence artificielle : une révolution en marcheMétier – Traders, l’âge de raison. En quelque sorte, le temps technologique devient prioritaire au temps humain et subjectif, au sein de la société contemporaine. 

Une perte de l’expérience de la matière ?  

     Plus encore, la sur-numérisation implique chez l’homme, la substitution de l’expérience des choses par une qui est virtuelle. Cela est problématique, car se constitue un risque pour les individus de perdre la notion de leur existence dans le monde matériel. Par monde matériel, nous entendons un espace dans lequel les étants qui le composent détiennent la propriété à constituer une matière, dit autrement un substrat qui unifie un ensemble de caractéristiques qui ne peuvent être entièrement reconstituées sous forme numérisée. Dans le cas d’une montagne par exemple, que sa représentation numérique soit à travers un schéma, une image, une photographie ou une modélisation tridimensionnelle, elle ne sera jamais identique à l’existence originelle de la montagne en question.

Ceci est dû à la particularité du mécanisme de numérisation, sa dimension systématisante : en tentant de traduire un étant par un nombre (précisément un agencement des chiffres 0 et 1), ce processus construit un système ordonné car quantifié, et fini car immuable (une numérisation à un instant donné produit une forme qui est finie). Or, un étant, quelque soit sa nature, semble être dans une constante évolution de forme et de composition interne. Une montagne change de visage en fonction des saisons, et surtout elle ne sera jamais la même à deux instants distincts car ancrée dans un mouvement perpétuel. Une numérisation qui serait continue dans le temps pourrait résoudre cette problématique, nous dirions-nous. Mais au-delà de l’évolutivité des étants, l’aspect traductif de la numérisation poserait une autre difficulté. La traduction par quantification est traduction et non une reproduction. Le support physique de l’étant ne sera jamais traduit, car la numérisation en étant une systématisation, est également une dématérialisation. La forme numérisée d’une chose n’a jamais de masse, ni de concrétude tangible, mais simplement un nombre de multiplets, ou Byte. Cette substitution est évidemment un résultat inévitable qu’implique l’emploi du numérique. Néanmoins son excès engendrerait chez l’homme un oubli ou une inconscience de la matière environnante.

La numérisation : un mythe contemporain

     Ceci nous amène à penser le phénomène actuel du Numérique comme un mythe contemporain, car il semble incarner exactement une finalité absolue. La mythification qui en est relative s’illustre par la priorisation de la temporalité fonctionnelle du Numérique sur celle de l’activité personnelle de l’humain et par la perte de la matière, de son expérience chez l’homme. 

     Bien sûr, les progrès technologiques, la démocratisation et la massification de l’accès au numérique ont apporté de nombreux bénéfices aux individus : l’expérience de la distanciation physique a été considérablement neutralisée grâce au rapprochement virtuel. Les logiciels de communication comme Skype, WhatsApp ou Zoom ont rendu possibles le télétravail et les interactions sociales distancielles. L’accès au savoir, à l’art, au divertissement a été extrêmement simplifié. 

     Mais son excès, la sur-numérisation des différentes activités humaines et du monde auquel les hommes font face, semble parfois prioriser l’intérêt interne de l’entrelacs technologico-numérique par rapport à l’intérêt de l’Humanité en tant que la somme de la totalité des individus passés, présents et futurs. C’est précisément en cette priorité que le mythe du Numérique se dessine, car si le numérique est supposément constitué d’innovations successives, son seul objectif envisageable serait l’amélioration de l’existence humaine ou du monde. Le Numérique et ses enjeux devraient être totalement subordonnés et centrés sur l’humain, ce qui ne semble manifestement pas être le cas. Il est alors possible d’observer une métamorphose du statut sociétal de la technique contemporaine (ce que l’on nomme la technologie). Un statut initial du moyen, dit différemment d’une stratégie qu’on emploie afin d’atteindre un objectif défini, devenant dans certains cas, celui de la fin c’est-à-dire la finalité visée. Cette finalité, puisqu’interne au processus de numérisation, est indépendante de tout facteur extérieur au monde numérique, elle est donc absolue.

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