Comment changer ? Une lecture du dernier roman d’Édouard Louis

Changer n’est pas chose aisée. C’est même, le plus souvent, l’occasion d’un déchirement.

Ce grand changement, l’écrivain Édouard Louis (né Eddy Bellegueule) l’a connu. Sa transformation, d’un enfant issu d’une famille ouvrière vers un intellectuel parisien, est aujourd’hui complète. Dans son premier roman autobiographique En finir avec Eddy Bellegueule, il peignait le tableau  de l’enfance qu’il a vécu, dans une petite ville de Picardie, jusqu’à son admission dans un lycée à Amiens. Un premier roman qui offrait un voyage dans la Picardie des années 90-2000, et dressait un portrait violent, presque essentialiste de sa population. Le village d’Eddy, le Édouard d’alors, ne peut le tolérer : l’enfant est différent, maniéré, androgyne, bref ; tout ce qu’un petit village du Nord de la France caricaturé pourrait concevoir de plus répugnant. Salué par la critique, adoubé par Annie Ernaux, auteure au parcours de transfuge de classe similaire, ce premier roman a fait grand bruit. Traduit en plusieurs langues, il a pu traverser les frontières tant et si bien que l’on en attend une adaptation par le réalisateur James Ivory. Il dresse également un vif portrait de ses parents, d’abord dans son premier livre, mais ensuite dans deux ouvrages, consacrés à l’un et l’autre : Qui a tué mon père ? et Combats et métamorphoses d’une femme

Des portraits violents rédigés, on pourrait le croire à première vue, sous le coup de la vengeance. Et pourtant, Changer : méthode nous apporte une explication à l’écriture de ces romans. 

Publié en cette fin d’année, Changer : méthode  est d’abord original dans sa forme ; en cinq parties de tailles inégales, l’auteur alterne les modes de discours et poursuit une sorte de quête de rédemption. Il s’adresse tout à tour à nous, lecteurs, puis à son père, à son amie d’enfance Éléna, à lui-même. Comment changer alors ? Comment supporter cette transformation d’un corps à un autre ? À cette question, le livre, contrairement à la promesse du titre, ne donne ni réponse, ni méthode : seulement un exemple qui a fonctionné, et dont on peut s’inspirer.

Rencontrer les bonnes personnes

Comme dit le poète, « si je devais résumer ma vie aujourd’hui avec vous, je dirais que c’est d’abord des rencontres ». Édouard Louis fait de cette plaisanterie son mantra. En effet, tout au long du roman, le jeune héros construit, littéralement, sa vie à partir de celles de ceux qu’il rencontre. D’abord, Élena, une jeune fille issue d’une famille d’intellectuels, rencontrée au collège, et qui deviendra bientôt sa meilleure amie. En se rapprochant d’elle, É. Louis parvient à devenir presque de sa famille, mais sans calcul. Il se sent d’abord effrayé, étranger dans ce cadre si éloigné de ce qu’il connaît, un nouveau  cadre où tout est manière, richesse, élévation de quelque sorte. Pour un enfant issu d’une famille comme la sienne, où la violence se ressent jusque dans la maison qu’il habite, entrer dans un espace comme celui qu’occupe Elena et sa famille relève du sacrilège. Ou du rêve.

Car les transformations provoquées par Éléna et sa famille tiennent bien de l’ordre du rêve pour le jeune É. Louis. Ces transformations s’observent aussi bien dans son corps, que dans son esprit : son foyer n’est plus l’endroit où il a grandi, mais celui où il se sent chez lui, c’est-à-dire la maison d’Éléna. 

Cependant, ce foyer là n’est qu’intermédiaire, et créer le sien, son propre foyer, devient rapidement essentiel pour É. Louis : cela est rendu possible grâce à Babeth, qui lui offre un travail à la Maison de la Culture d’Amiens. Dans son nouveau foyer, il décide de s’approprier les habitudes de ceux qu’il admire, afin d’effacer le plus possible toute trace de ceux qu’il veut oublier. 

La rencontre de plusieurs hommes ensuite, changera sa vie pour la pousser plus loin : celle de Didier Eribon d’abord, éminent sociologue français venu à Amiens pour un colloque, et que É. Louis saura intéresser par son parcours, si similaire au sien. C’est lui qui l’introduit au grand Paris, et qui lui permet de découvrir un monde qu’il n’osait pas imaginer. Un personnage qui fait « portail », en quelque sorte, d’un monde à l’autre. Dans cette lignée s’inscrit également Ludovic, professeur des universités, qui lui ouvre les portes du Paris mondain et riche, ridiculement riche, au point de lui offrir un appartement dans lequel résider en plein cœur de la capitale.

Entouré de tous ces universitaires, É. Louis se trouve au cœur d’un système dans lequel il ne peut se permettre d’échouer. Une pression trop forte, devant laquelle il cède, et qui l’oblige à s’exiler. Encore une fois, grâce à une rencontre, il y parvient, et séjourne quelques jours en Espagne auprès d’un riche vieil homme, qui l’entretient. Finalement, son retour à Paris quasi-immédiat semble logique, et sa tentative de fuir, puérile. 

Une histoire de rencontres donc, pour ne citer ici que les plus importantes. Prenons la liberté d’apporter quelques changements à ce que l’on disait : si l’on devait résumer la vie d’Édouard Louis, nous pourrions dire qu’elle est d’abord faite d’heureuses rencontres.

Savoir dire adieu

« Je n’aimais plus Amiens ». Ou comment une étape peut être transitoire quand on la croyait être le but final.

C’est un peu essentialiser ce livre que de le réduire à une succession d’abandons, et pourtant, on pourrait parfaitement le lire comme tel. L’abandon de son enfance d’abord, évidemment : de tout ce qui l’accompagne aussi. Son foyer, sa famille, le village qui l’a vu grandir. Finalement, lui-même, en tous cas son lui enfant qu’il refuse d’emmener à Paris, son lui « rustre », grossier. 

L’abandon de son milieu aussi, pour les mêmes raisons. Il déclare dans une interview à France Inter « Étonnamment quand une personne de la bourgeoisie se met à rompre avec son milieu pour aller cultiver des pommes-de-terre à la campagne on ne parle jamais de trahison, la trahison c’est toujours pour les pauvres qui sortent de leur milieu ». Abandonner son milieu, sans y revenir, est souvent qualifié pour ceux issus des classes les plus basses de trahison, alors que l’inverse n’est pas vrai. En interrogeant ce stéréotype, É. Louis refuse de se voir comme traître et préfère se désigner comme un critique de l’ordre sociétal, ayant la légitimité que lui confère son expérience des deux camps.

Dire adieu à l’écriture : puisque sans savoir s’il allait y revenir, É. Louis a dû accepter qu’il ne saurait jamais écrire comme ceux qu’il lit écrivent. Copier les écrits de son amie, ceux de Didier, recracher une version moins aboutie de ce qu’il lit semble d’abord être tout ce dont il est capable. Écrire des livres, dès lors, devient une formidable revanche contre ceux qui l’insultent et ceux qui doutaient de lui. Mais dire adieu aura été nécessaire, afin de lui permettre d’accueillir quand il le fallait l’inspiration réelle, et non factice.

Se persuader que l’on abandonne un espace, une personne, un comportement, une partie de notre vie nous est nécessaire pour changer, et l’on ne peut nier que cela est difficile. Mais l’on peut faciliter cette étape par une transition en douceur : le mensonge.

Être prêt à mentir

C’est un état entre deux, le mensonge : on y croit, mais pas les autres. Cependant, être perçu comme l’on veut constitue l’étape finale d’un changement ; et cela est rendu possible par le mensonge qui, répété, devient réalité.

Il faut commencer par se mentir à soi même : Eddy collégien aime se faire appeler Édouard, même si cela n’est pas son vrai prénom. Et pourtant, si l’on se ment à soi-même assez longtemps, on peut parvenir à transformer notre mensonge en vérité ; la preuve, lorsque Babeth inscrit « dans l’objectivité du monde » les sept lettres de son nouveau prénom. De même, prétendre être un autre comme le fait É. Louis lorsqu’il se rend chez Élena, un autre qui parle différemment, mange différemment, évoque des sujets différents

Mais mentir aussi à ceux qui nous entourent, par peur de les blesser, ou plutôt de blesser l’image qu’ils ont de nous. C’est ainsi qu’É. Louis ment lorsqu’il raconte à Didier Éribon l’expérience qu’il vit lors d’un dîner mondain, où l’hôte insulte sa servante avant même qu’elle quitte la pièce. Resté sans réaction, il raconte tout de même avoir pris sa défense ; ceci dans le but de ne pas heurter l’image que se faisait D. Éribon d’un É. Louis qui ne peut supporter la violence, surtout lorsqu’elle s’inscrit dans un modèle de classe. 

C’est aussi être prêt à mentir lorsqu’on écrit la vérité. É. Louis applique un principe de vérité littéraire ; mentir au lecteur donc. Même s’il l’avoue (p. 170), cela change complètement la perspective du livre : peut-on croire tout ce qu’il évoque ? Les facilités scénaristiques, qu’on peut intégrer dans le cadre de la licence littéraire, font-elles parties d’un plus grand ensemble, le récit n’étant qu’un cadre dans lequel l’auteur inscrit les épisodes qu’il souhaite ? Que se passe-t-il durant les ellipses ?

Enfin ; mentir, afin de permettre d’aller plus vite, plus loin. Aussi, d’y aller plus facilement ; tout en y laissant une part de conscience morale…

Conclusion

À propos de son premier roman, É. Louis écrivait « Avant de m’insurger contre le monde de mon enfance, c’est le monde de mon enfance qui s’est insurgé contre moi. Je n’ai pas eu d’autre choix que de prendre la fuite. Ce livre est une tentative pour comprendre ». On peut penser, à raison, que ce dernier roman s’inscrit dans la volonté de comprendre son comportement, et non pas de régler des comptes comme c’était le cas dans les livres précédents sur ses parents. Non, plutôt, prendre du recul, observer sa vie et s’interroger sur ce qui l’avait construite.

Ce premier roman, on l’apprend, n’était en fait pas écrit par vengeance, mais par besoin ; et la haine qu’il porte, n’était pas tant dirigé vers lui, sa famille, sa maison ; mais vers des situations, des comportements, des instants précis qui ont orientés sa vie dans un sens ou un autre, sans qu’il puisse avoir du contrôle dessus.

Enfin, voilà : si É. Louis était un personnage de roman, un roman purement fictionnel et présenté comme tel, nous n’y croirions pas, et nous nous moquerions du récit que l’auteur nous propose, soulignant les incohérences du scénario et les rebondissements improbables dont il est fait. Et pourtant, le personnage est bien réel, et nous devons nous en souvenir.

Victor Merlet

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