Tais-toi quand tu parles (en dehors de l’ordre du discours)

Nous avons tendance à dire que la parole c’est le pouvoir. Qu’à l’image de la cité démocratique athénienne du Ve siècle, cellui qui sait parler est cellui qui domine. Le discours aurait donc un pouvoir immense auquel nous pourrions accéder dès que nous ouvrons la bouche. Certains reprocheront – et sans doute le faites-vous vous-même à cet instant en lisant ce texte – à cette parole d’être trop superficielle, peu raisonnée, peu nuancée : en somme, pas légitime. C’est là toute la complexité de la parole, du discours. Ce qui est énoncé doit répondre à des règles de structure, de scientificité, de morale sans quoi il n’est pas considéré comme audible. Les interrogations sur le langage et sur son accès sont paradoxales. En ce sens qu’elles sont les interrogations de celleux qui font partie prenante de l’ordre du discours. 

A l’image de Foucault, ce sont les linguistes, les philosophes ou les sociologues qui réfléchissent à cette domination du discours. Mais ces savant·e·s, font partie de l’ordre du discours en tant qu’iels appartiennent à une discipline qui possède ses propres règles et interlocuteur·rice·s. Du coup, dans cette dichotomie entre celleux qui parlent et celleux qui écoutent, les discours sur celleux qui ne peuvent pas parler ne sont jamais ceux des concerné-e-s. Et comme pour être audible, il faut rentrer dans l’ordre du discours, c’est un serpent qui inévitablement se mord la queue. 

Prenons un exemple d’actualité pour illustrer notre propos. En donnant sa critique du livre Toujours plus de l’influenceuse Léna Situations, Frédéric Beigbeder semble consacrer l’ordre du discours. Il accuse Léna Situations de verser dans l’inculture en utilisant lui-même un arsenal de références allant de Sartre à Houellebecq. Il déchaîne ainsi une violence symbolique pas même cachée, mais assumée, puisque c’est elle qui le consacre comme écrivain, lorsque celle soumise au feu de sa critique n’est selon lui que “la preuve que le système éducatif français a perdu une bataille contre Facebook”. Ce reproche de Beigbeder est représentatif d’un attachement à l’ordre du discours auquel ne se conforme pas Léna Situations : elle parle à ses followers dans un langage qui n’est ni figé ou normé sur des sujets considérés comme prosaïques et non dignes de parole.   

Depuis le dix-neuvième siècle, l’augmentation de l’accès aux études supérieures et la mise en place d’une industrie littéraire (avec l’édition et la presse) ont permis l’émergence d’un imaginaire qui fait de la figure la plus noble de l’intellectuel·le, celle qui s’oppose au monde économique et qui ne parle pas aux foules mais à un cercle d’initié·e·s au moyen d’une langue compliquée renfermant des images toutes aussi compliquées. Ce paradigme littéraire est aux antipodes de la démarche littéraire de Léna Situations. Dès lors, nous pouvons nous interroger sur les critères que nous utilisons pour juger du discours, ici littéraire. Est-ce que nos discriminations du discours sont issues de notre réflexion propre ou bien sont-elles le résultat d’un rapport de domination ? Mais comme une réflexion ne naît jamais ex-nihilo, quand bien même sommes nous opposé·e·s à la domination induite, il faut réfléchir aux fondements mêmes de notre réflexion comme étant eux-aussi outils de domination ou tout du moins lègue des dominants. 

Prenons un autre exemple, imaginons que vous soyez un·e élève d’un lycée assez moyen dans une ville assez moyenne et que vous intégriez le CPES qui affiche un objectif : faire accéder à la quintessence de l’excellence du monde académique des élèves boursier·ère·s, provinciaux·ales et de banlieue. Et là c’est le choc, vous n’avez pas la maîtrise du discours : vous ne parlez pas de la même manière que celleux qui partagent votre classe et que les professeur·e·s, vous n’avez pas les mêmes références, vous ne parlez pas des mêmes choses. Mais qu’importe, puisque vous aurez des cours pour apprendre à parler et écrire…  Mais désormais se pose à vous un dilemme cornélien : comment devez-vous parler ? Il est évident qu’une bonne maîtrise du subjonctif imparfait lors de votre dissertation vous sera utile. Mais lorsque vous rentrez chez vous dans votre ville moyenne pour un week-end, le temps des vacances ou pendant une pandémie : comment parlez-vous ? 

En étant désormais dans l’ordre du discours, nous en utilisons les règles, les normes. Ainsi, nos critères de jugement nous sont transmis sans même que nous nous posions la question de leur légitimité. Tant dans sa création que dans sa diffusion le savoir est clivant, il ne s’intéresse pas à tout et n’est pas accessible à tout le monde. Nous intégrons l’ordre malgré nous lorsque nous réfléchissons, parlons, critiquons quand bien même nous essayons d’y échapper. L’exemple de la littérature est aussi probant : je ne lis pas n’importe quoi (la philosophie oui, quand le développement personnel n’est que bullshit) selon des critères déterminés comme l’auteur, l’édition, le sujet… 

Nous avons accès à la parole, au savoir qu’elle renferme et paradoxalement une partie de nous ne parvient pas à oublier que cet ordre est basé sur une injustice : ma possibilité de parler va de pair avec un système qui fait que d’autres ne le peuvent pas. Alors, en nous rendant compte de l’existence d’un tel ordre du discours qui raréfie la parole au profit de quelques un·e·s, nous pouvons penser à la possibilité de le détruire de l’intérieur. De fait, pourquoi ne pas faire comme le CPES et faire entrer quelqu’un·e dans l’ordre du discours ? Eh bien, parce que ce n’est pas suffisant, cette personne ne fera que réutiliser les systèmes d’exclusion du discours mis en place. Nous pourrions alors penser à briser purement et simplement l’ordre. C’est une entreprise vaine parce que renverser un ordre c’est irrémédiablement en instaurer un nouveau – et là nous nous risquons au despotisme éclairé d’un passeur de lumière qui, pensant la transmettre, n’en transmet pas les usages et laissent les nouvelleaux utilisateur·rice·s se brûler avec.  

Néanmoins, ne perdons pas espoir. L’éducation peut jouer un rôle dans la lutte contre l’ordre du discours en rendant certaines paroles, qui n’étaient pas entendues autrefois, audibles. Nous pouvons ainsi mettre des mots sur ce qui n’était pas dit ; et donc rendu visible avant, afin de mettre fin à une certaine injustice épistémique. C’est là le but de la recherche à laquelle nous sommes formé·e·s au CPES : se saisir d’une situation pour en dire quelque chose de nouveau et la faire avancer. Et c’est précisément la liberté de la chercheuse et du chercheur qui peuvent constituer un contre discours ainsi qu’un contre-pouvoir. Iels peuvent s’opposer à l’ordre du discours imposé et donner la parole à une situation que l’on empêchait de révéler dans le discours institutionnalisé. Cependant, on pourrait dire que cette lutte appartient au monde intellectuel et que ce n’est pas tout le monde qui peut faire émerger une nouvelle situation discursive…  

Mais justement, nous avons la chance de faire partie d’un monde, d’un ordre qui ne se donne pas à tous. Appartenir à ce monde audible comme au monde non-audible est une richesse. Cette situation déchirante en apparence nous donnera l’inspiration, la motivation nécessaire à la fondation d’une éthique du discours comme lutte contre la domination et l’exclusion du savoir. Mais là se pose la question de quel savoir transmettre quand celui-ci dépend d’une construction sociale, historique, scientifique. Voici là l’interrogation qui enferme toutes les autres : quel fondement pour le savoir ? car le savoir étant pouvoir il pose la question de quel fondement pour l’action. Question éminemment éthique. 

Plume anonyme

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *