De la philosophie, sur le terrain ?! Drôle d’idée…qui devient pourtant de plus en plus populaire depuis un certain temps. Face à une philosophie scolastique produite par des philosophes isolé⋅e⋅s du monde réel, du quotidien et des vraies gens qui éprouvent la vie dans leur chair, la philosophie de terrain semble s’imposer progressivement comme une évidence pour légitimer à nouveau la discipline.
En effet, cette initiative intervient en réaction à un savoir souvent accusé d’être produit du haut d’une tour d’ivoire, par des philosophes trop éloigné.e.s de la réalité du monde vécu. Dès lors, la philosophie de terrain – du, pour et par le terrain – assume son engagement et son pendant critique afin de faire valoir la complexité du monde à travers l’irréductible singularité des vécus et des pensées. La vraie question est de savoir comment on a pu, tout ce temps, se passer du terrain ? Peut-être objecterez-vous que Socrate était un vieux fou qui allait dans le monde, chercher les Idées dans les rues athéniennes… Dans ce cas, peut-être fut-ce le dernier philosophe de terrain ? Mais, soyons honnêtes, ce n’était pas sous la même perspective critique qu’aujourd’hui : il ne s’agissait pas tant de prendre au sérieux les Athéniens que de les réfuter au nom d’une raison supérieure et transcendante.
L’idée des philosophes de terrain peut néanmoins se trouver dans l’introduction à un « reportage d’idées » sur les États-Unis rédigée par Michel Foucault. Ce reportage, réalisé par un certain Alain Finkielkraut (qui n’eût sans doute pas cru la droitisation effrénée qui l’a saisi depuis), fut publié le 12 novembre 1978 dans le Corriere della sera. Dans son introduction, Foucault exprime l’idée suivante :
« Il y a plus d’idées sur la terre que les intellectuels souvent ne l’imaginent. Et ces idées sont plus actives, plus fortes, plus résistantes et plus passionnées que ce que peuvent en penser les politiques. Il faut assister à la naissance des idées et à l’explosion de leur force : et cela non pas dans les livres qui les énoncent, mais dans les évènements dans lesquels elles manifestent leur force, dans les luttes que l’on mène pour les idées, contre ou pour elles. »
M. Foucault, « Le “reportages” d’idées », Dits et Écrits, Paris, tome II, 2001 (1978), Quarto, Gallimard, p.707.
Cette citation traduit, bien avant que la notion de « philosophie de terrain » n’apparaisse, l’aspect fondamentalement ancré dans la réalité d’une pensée qui nait de l’évènement, et non pas l’inverse. C’est cette pensée fondamentalement ancrée dans le monde, une pensée active et politique, qui doit permettre d’effacer la frontière entre théories hors-sol et évènements concrets, pour se placer “au point de croisement des idées et des évènements”.
Cet héritage de l’attention au concret, qui considère que le meilleur moyen de rendre justice au réel est de l’écouter, est revendiqué par des personnes comme Christiane Vollaire dans son manifeste Pour une philosophie de terrain, ou encore Guillaume Le Blanc et Fabienne Brugère dans leur enquête sur la “Jungle” de Calais et La fin de l’hospitalité. Ces philosophes refusent de laisser le monopole du terrain à des sciences sociales qui prendraient la grosse tête. Ici, le terrain n’est plus vu à travers le prisme défini d’un espace de socialisation ou de « mise en culture », il est plus que cela : il est l’espace où un « ensemble de formes de vie […] cohabitent plus ou moins bien », expliquent ces derniers.
« Et d’abord, qu’est-ce qu’un terrain ? Un ensemble de formes de vie qui cohabitent plus ou moins bien dans un espace. »
F. Brugère, G. Le Blanc, La Fin de l’Hospitalité, Paris, Flammarion, 2017, p. 14.
Entendons-nous : il ne s’agit surtout pas pour la philosophie de terrain de venir plaquer des concepts philosophiques à des situations réelles, loin de là. Il est plutôt question d’approcher philosophiquement le monde dans lequel nous vivons à travers ses rapports de pouvoirs, leurs impacts sur les relations entre les sujets et la construction de ces derniers en tant que sujets, par exemple. Identifier des situations problématiques, chercher pourquoi elles le sont, quels mécanismes de pensée, de domination y sont à l’œuvre. Mais aussi, réfléchir aux liens entre ces mécanismes afin d’apporter une certaine vision, non pas close, mais au contraire ouverte sur le monde et les autres. La philosophie de terrain est particulièrement pertinente pour faire apparaitre la complexité de ces rapports, sans oublier son caractère critique qui l’amène naturellement à questionner sans cesse sa propre démarche. Autant d’éléments qui font de la discipline un questionnement permanent, une remise en cause constante et ouverte de nous-mêmes et de nos relations aux évènements et aux autres, quelle que soit la nature de ces relations. Voilà sans doute une chose essentielle et trop oubliée par celles et ceux qui détiennent le plus de pouvoir aujourd’hui.
Cette rubrique nous est chère. Elle est née de nos propres interrogations vis-à-vis de notre discipline, de notre rapport à elle, du sien au monde. Elle sera donc l’occasion pour nous d’interroger des personnes ayant rapport à la philosophie de terrain pour en apprendre plus sur cette dernière. Mais, surtout, espérons qu’elle nous permettra d’approcher nous-mêmes une certaine pratique effective de la philosophie en nous confrontant à l’altérité et la multiplicité ; au monde, à vous.
Clara de Leiris et Xavier Ortega Martin.