Lettres de Poilu (1916)

Ma chère Lucie,

    Dans ta lettre, tu me demandes comment je me sens, si je me sens moins seul...
    Mon amour, tu m’as aidé à survivre alors je te dois la vérité.

    Devoir tuer, ma bien-aimée, est l’acte le plus immoral qui soit. Si tu savais ô combien je me déteste de tuer des personnes vivant dans les mêmes conditions misérables que nous, dans des tranchées tout aussi boueuses et humides. Au début, j’en éprouvais une telle répulsion que je n’arrivais pas à toucher une arme. Je me sentais comme un étranger au milieu de tous ces hommes courageux. Lorsqu’ils m’ont vu, les bras ballants, ils m’ont dit que c’était en tuant l’ennemi que je te protégerais le mieux, que je rentrerais vite.
    Alors j’ai tué. 
    Oui, j’ai tué.
    J’ai tué plus de fois qu’il n’en fallait. Je me déteste d’avoir fait ça, d’avoir tué, d’avoir infligé de la souffrance, d’avoir supprimé d’autres vies. Qu’est-ce qui justifie cela? Existe-t-il une raison suffisante à ces meurtres ? 
    Est-ce que je serai un jour pardonné ? Comment en suis-je arrivé là, Lucie?
    Je m’en veux tellement.

    Les premières nuits étaient insoutenables. Lorsque je parvenais à trouver le sommeil, des ombres venaient me hanter et me tourmenter, parfois j’entendais aussi la voix d’Alexis. Mais je le mérite sûrement. C’est en tout cas une bien douce punition par rapport aux actes abominables que j’ai commis.
    Parfois, je ne me reconnais plus. Je hais ce monstre que je suis devenu, je ne supporte plus ce que je suis, ce que j’ai fait. Je donnerais n’importe quoi pour que tu sois à mes côtés dans ces moments où il me semble que je deviens fou.
    Je crois que je suis en train de me perdre.

    Est-ce que tu m’aimes encore en sachant tout cela? Si tu voyais la peine que j’ai infligé à autrui, m’aimerais-tu encore? 
    La possibilité que cela ne soit plus le cas me terrifie.