Un emblème discret du patrimoine culturel de l’archipel
La pratique des bains publics est historique et pérenne. Très prisée par les touristes, qu’ils soient régionaux ou étrangers, elle compte un nombre d’établissements abondant : plus de 20 000 pour les onsen – 温泉 et environ 4 000 (site en japonais) pour les sento – 銭湯. Mais que sont ces 温泉 et 銭湯 ?
Tentons alors une rapide énumération des différents types de bains, ou ofuro – お風呂. Ce terme signifie “bain”, qu’il soit privé ou public, chauffé à un degré relativement élevé – 40, 42 degrés, voire plus – comparé à ce qui est courant en France. Outre le bain privé, à la maison, dont la dimension familiale et rituelle est étudiée par la psychanalyste Joëlle Nouhet-Roseman, nous pouvons distinguer trois grands types de bain public :
- le onsen – 温泉, littéralement source chaude, est un bain thermique, dont l’eau chaude est alimentée par une source naturelle.
- le sento – 銭湯 est un bain public de quartier, traditionnel, que la majorité de la population urbaine utilisait autrefois quotidiennement, ne bénéficiant pas d’un ofuro privé. La plupart réchauffent l’eau via des infrastructures énergétiques courantes comme le gaz.
- le super sento – スーパー銭湯 est un nouveau type d’établissements qui émerge, rassemblant à la fois un bain et d’autres services – en particulier la restauration.
La nudité comme norme
Les enjeux majeurs du bain public nippon sont les implications qu’il génère sur la signification sociale de la place de l’autre vis-à-vis de soi, précisément du rapport inter-individuel qui se matérialise en ces pratiques.
La première règle des sento et onsen est la nudité. Le port de la serviette est ainsi autorisée seulement en dehors de la baignoire, lors des déplacements. De plus, les douches mises à disposition sont pour la plupart alignées et face à la baignoire. Cet espace servant à se laver est donc lui-même public. L’exigence est en ce sens double : il faut être nu et se laver devant les autres. Mais elle n’est pas la finalité voulue, puisque l’indifférence et le désintérêt vis-à-vis des corps de chacun règnent dans cet espace.
Tout le monde la pratique, plus encore, la nudité est exigée : elle est une norme. Puisque normale, cette nudité n’est pas sexualisée, ni esthétisée ni moralisée. Il s’agirait simplement d’une exigence hygiénique, voire, question d’habitude et de tradition.
Le règne de la confiance
Mais que montre-elle ? Dans un bain public, chacun se retrouve ainsi face à une extrême vulnérabilité : il y a donc nécessairement l’existence d’une confiance et d’une tolérance mutuelles, partagées par des baigneurs qui ne se connaissent pas, qui sont anonymes les uns aux autres. En effet, comment raisonnablement être nu sans être quasiment certain de la sécurité, de l’absence des risques d’agression et de harcèlement ? Sans avoir la certitude qu’aucune remarque, qu’aucun regard ne viendront déranger la tranquillité du paisible baigneur solitaire ?
Somme toute, entrer dans le bain confiant que son corps ne le rappellera pas, ou qu’on ne le lui rappellera pas ?
L’exception de cette tolérance sont les tatouages, historiquement liés au ilézumi – 刺青 des mafias japonaises les yakuza – ヤクザ, interdits. Ceci est néanmoins progressivement accepté, dans un contexte de croissance du tourisme et de prévision des prochains Jeux Olympiques organisés à Tokyo, notamment avec l’avènement d’autocollants permettant de cacher les motifs tatoués.
Le sexe est un facteur différentiel des espaces, entre celui réservé aux hommes – otoko-yu – 男湯 (littéralement eau chaude des hommes, eau chaude signifiant bain ici) et celui réservé aux femmes – onna-yu – 女湯 (symétriquement, eau chaude des femmes). Il n’est pas systématique : ils sont de plus en plus rares, mais certains établissements présentent des espaces où le bain mixte – konnyoku – 混浴 (littéralement baignade mélangée) est pratiqué. Ils se situent souvent dans l’espace rural, et le port de la serviette est souvent autorisé, les espaces de douches différenciés. Cette pratique mixte est étonnante lorsque le Japon est un pays où les problématiques d’inégalité homme/femme sont profondes, où les agressions à caractère sexuelle dans les transports publics ont résultés à la disposition de wagons réservés aux femmes dans les grandes villes. Mais cela ne démontre-t-elle pas la sacralité du bain dans l’archipel ?
Désintérêt, coexistence
La présence de cette confiance révèle la particularité de cet espace public où le désintérêt des corps permet la coexistence entre les corps, et donc un intérêt qui est finalement commun. Une conscience collective de l’inconscient de l’autre sur son corps, permet le partage, un vivre-ensemble. Ce rapport avec l’altérité est propre au bain public car tout à la fois, les interactions, telles les discussions ou les regards croisés, sont très rares et pourtant, une même baignoire est communément partagée dans une nudité absolue. Il serait donc illusoire de comprendre une absence totale de rapport à autrui, puisque chacun se serre pour permettre de la place aux autres lorsque la fréquentation est grande. Le moment du bain est donc une expérience anonyme, du collectif, qui semble être constitutif de la substance même de ces pratiques. Une activité identique est appliquée par tout un groupe, qui se constitue naturellement et s’éclate immédiatement : prendre un bain, dans ces lieu et temps précis, est l’unique unité qui permet la concrétisation de ce groupe. Malgré sa particularité, ce rapport à l’autre qui se matérialise dans ces bains publics ne représente-t-il pas l’essence universel de l’espace public, à savoir la capacité de chacun à indifféremment le parcourir ?
Notion de soi au Japon
Mais ces conceptions du Soi et de l’Autre sont-elles réellement pertinentes pour une explication d’une situation japonaise ? Un pays où l’individualité est une découverte récente, apportée notamment par son ouverture tardive – à partir des années 1860 –, forcée par la puissance américaine ?
Similairement au genre romanesque, la notion de soi est importée au Japon, dans une dynamique de modernisation – d’occidentalisation – accrue. La considération de la modernisation du Japon comme essentiellement occidentale est à tout de même à nuancer. Or la pratique du bain public nippon est ancestrale, dès l’époque de Nara (710 ~ 794) où des “grands temples construisaient des yuya (pavillons de bain) dans leurs enceintes” (Introduction aux « sentô », les bains publics japonais) afin de diffuser le bouddhisme. Il ne serait donc pas pertinent de traiter cette question – du rapport à autrui – à travers le prisme de l’individualisme occidental.
Coprésence comme rapport à autrui
Néanmoins, la publicité du bain implique nécessairement, une présence de l’autre, ou plutôt, une coexistence avec autrui comme présence autre. Là se situe peut-être la clef de la compréhension. Nous pouvons considérer – très schématiquement, certes – le rapport moderne de l’Occident, qui s’instaure entre l’autre et soi, comme relevant fréquemment d’une confrontation, d’une conflictualité entre deux attitudes affirmatives et expressives. Il est récurrent d’entendre des interactions coléreuses entre inconnus dans les transports en commun, par exemple. Est-ce caricatural ? Certainement. Mais cette dimension conflictuelle du rapport à autrui de l’Occident est non négligeable, même s’il n’est pas possible de le réduire à cet unique aspect. Et à l’inverse, il serait faux de déclarer que la conflictualité est absente dans les dynamiques de rencontre avec autrui au Japon. Des tendances lourdes à différencier persistent tout de même, entre ces deux cultures, ces deux populations. Si cette dynamique conflictuelle de rapport à autrui, peut permettre la vitalité collective (la question du conflit comme motricité de la cohésion sociale semble présenter un intérêt singulier), le rapport situé dans le bain public japonais le permet également, mais dans une perspective radicalement différente. Si la signification occidentale d’autrui, converge vers la notion de confrontation, elle tendrait vers celle de la coprésence dans le cadre nippon. Outre la présence autre, celle de soi quant à elle, devient alors simplement présence. Elle perd de sa personnalité. La conjonction de celles-ci indifférenciées permettant, finalement, le répit et le repos. Cette situation est à l’inverse d’un débat, par exemple, où autrui fait moins présence que figure : qui porte un propos, qui affirme, qui contredit.
Après du concept, un peu de concret même si virtuel. Tentons le vivre à travers l’audiovisuel ; une vidéo 4K du sento tokyoïte Arai-yu – 荒井湯.
Merci pour cet article, j’avais toujours été curieux de ces bains publics ! Et j’aime beaucoup la perspective philosophique du rapport à l’autre et au corps.