4chan, le quartier général de l’extrême-droite en ligne

Cette dernière décennie, les forums en ligne sont devenus le nouveau terrain de jeu de l’extrême-droite. Le site 4chan en est un exemple flagrant, alors même que celui-ci n’était pas destiné à devenir un refuge pour les suprémacistes blancs. 

Le 15 mars 2019, le terroriste d’extrême-droite Brenton Tarrant attaquait deux mosquées dans la ville de Christchurch en Nouvelle-Zélande. Juste avant, il publiait sur un forum internet un manifeste d’une centaine de pages dans lequel on pouvait lire: “créez des mèmes, postez des mèmes et diffusez les mèmes. Les mèmes ont fait plus pour le mouvement éthnonationaliste que n’importe quel manifeste”. Le manifeste de Christchurch est caractéristique d’une nouvelle culture d’extrême-droite, celle du “geek”, du poster, des mèmes, bref, de l’internet…

De fait, certains sites ont pris l’apparence de véritables repaires pour l’alt-right américaine et pour l’extrême-droite du monde entier. Sur ces nouveaux espaces s’est développée une culture propre qui relie plusieurs affaires dont la théorie complotiste Qanon ou encore les attentats racistes de Christchurch et d’El Paso (Texas) de 2019.

C’est au premier rang de ces sites que se place le forum 4chan qui comptabilise près de 1,7 million de pages affichées chaque jour. Créé en 2003 par l’américain Christopher Poole, surnommé Moot, le forum est à l’origine dédié à des sujets tournant autour de la culture geek. Encore aujourd’hui, la majorité des utilisateurs s’y retrouvent pour parler jeux vidéo et dessins animés japonais sur les “boards” consacrés (nom donné aux rubriques, voir encadré sur l’organisation du site). Le forum demeure une plateforme très diversifiée. Il accueille aussi bien des membres de la communauté LGBT et des passionnés de mathématiques que des suprémacistes blancs et des néonazis.

La naissance des boards suprémacistes sur 4chan

Actuellement, le board suprémaciste blanc par excellence est /pol/ dont le nom est la contraction de “politically incorrect” (politiquement incorrect). On y trouve des théories négationnistes, de l’imagerie nazie et toutes sortes de contenu raciste et antisémite. La réputation de /pol/ est connue au-delà des frontières de 4chan, en raison de certains coups d’éclats : en 2014, le Gamergate, une campagne de harcèlement d’une développeuse de jeux vidéo s’organise en partie sur le board, attirant pour la première fois l’attention de la presse américaine. C’est aussi sur /pol/ qu’apparaît en 2017 la théorie conspirationniste Qanon qui considère que les leaders du Parti démocrate s’adonnent à des pratiques pédophiles et satanistes.

Le board /pol/ d’aujourd’hui est le résultat de deux processus distincts qui s’achèvent au début de l’année 2012, moment où il devient un espace de discussions pour les suprémacistes blancs à part entière. Dans un premier temps, 4chan attire naturellement des utilisateurs racistes depuis sa création en raison de l’anonymat généralisé et de sa modération très tolérante (avant 2014). Ces premiers arrivants sont toutefois peu politisés: “il y a une différence entre le racisme anti noir et le suprémacisme blanc organisé” soutient Brian Friedberg, chercheur au Shorenstein Center on Media, Politics and Public Policy. A partir de 2010, le site néonazi et militant Stormfront, alors dirigé par un ancien chef du Ku Klux Klan, organise une stratégie de prise de contrôle des boards de 4chan. Le board /new/, dédié aux actualités, est le premier visé, avant d’être supprimé et remplacé par /pol/ à la fin de l’année 2011. “Les utilisateurs de Stormfront se sont spécialement organisés pour cibler le board /pol/ [en] répandant des mèmes antisémites” ajoute Friedberg. Cette stratégie de monopolisation de la conversation par la blague ou le mème est très répandue chez les internautes néo-nazis, qui peuvent toujours plaider l’humour lorsqu’on les interpelle. Ce mode opératoire est d’ailleurs ce à quoi fait référence le tueur de Christchurch dans son manifeste posté sur 8chan (un clone de 4chan qui apparaît en 2013. Significativement plus petit, il est dédié à la théorie Qanon depuis que celle-ci est tombée en disgrâce auprès des usagers de /pol/ fin 2017). 

Une nouvelle culture d’extrême-droite sur internet 

L’arrivée sur /pol/ des “stormtards”, nom donné aux nouveaux venus envoyés par Stormfront par les utilisateurs plus anciens, n’a pas écrasé les codes qui s’étaient imposés sur 4chan depuis 2003. /pol/ possède une culture propre issue d’un mélange entre la tradition suprémaciste et les pratiques propres aux forums internet.

Une des pratiques les plus répendues est l’usage des insultes faisant référence à la santé mentale, qui sont très souvent utilisées sur /pol/, telles que “retard” (attardé mental) ou “low iq” (faible QI). Celles-ci ont l’avantage de faire à la fois appel aux vieux codes de 4chan où elles ont été rapidement adoptées, mais aussi à la tradition eugéniste propre à l’extrême-droite qui méprise le handicap mental. Elles font même partie de l’identité du board, un utilisateur décrivant /pol/ comme “a playground of socially retarded freaks with a few schizos thrown in to keep things fun” (un terrain de jeu rempli de tarés socialement attardés avec quelques schizos jetés là pour s’amuser).

A celles-ci s’ajoutent les insultes racistes, présentes dans presque tous les threads. Le terme “n*gger” était déjà très utilisé avant 2010, les nouveaux arrivants ont apporté avec eux les insultes antisémites qui étaient monnaie courante sur Stormfront.

Enfin, l’ambiance globale est celle de l’entre-soi masculin, avec un virilisme prononcé et une misogynie affichée. Il est admis par défaut que tous les utilisateurs de /pol/ sont des hommes. “Une utilisatrice révélant qu’elle est une femme recevra directement la réponse: tits or gtfo” souligne Friedberg. (“Tits or gtfo” peut être traduit par “montre tes seins ou casse toi”). Ce sexisme perdure en raison de l’expansion de la culture “incel” sur 4chan, les incels étant une communauté internet de jeunes hommes célibataires misogynes.  

Un board abandonné par les modérateurs

Contrairement à ce que l’on pourrait penser en voyant /pol/, la modération sur 4chan existe belle et bien et ce depuis la naissance du site, mais elle répond à des logiques différentes de celles des grands réseaux sociaux. Là où des grandes entreprises comme Youtube ou Twitter doivent conserver une bonne image pour attirer des annonceurs et appliquer en conséquence des politiques strictes,  les objectifs de Moot (qui a administré 4chan jusqu’en 2015) se résument à éviter la fermeture de son site. “Les premiers enjeux de modération étaient d’empêcher le partage de contenu pédopornographique” rappelle Friedberg, avant d’ajouter “les insultes racistes ont elles aussi toujours été présentes, mais selon les modérateurs de 4chan, elles entrent dans le domaine de la liberté d’expression”. On se contente d’éviter le partage de contenu illégal selon la loi américaine, ici en l’occurrence le contenu pédopornographique mais aussi l’organisation de campagne de harcèlement depuis le Gamergate.

La modération est aussi appliquée de manière différente de celle des sites traditionnels qui utilisent massivement la censure ou des algorithmes. Les moyens des modérateurs sont limités, et les mesures de sanctions sont rendues plus difficiles à exercer en raison de l’anonymat. Pour contourner ces difficultés, les administrateurs utilisent les boards à des fins de cloisonnement. “Moot a créé /pol/ afin de contenir le suprémacisme dans un espace clos, tout est une question de frontière” avance Friedberg. /pol/ n’est que faiblement modéré parce que le board lui-même est partie intégrante de la stratégie de modération de l’ensemble du forum, qui contient beaucoup d’autres boards n’ayant rien à voir avec le suprémacisme blanc. Il est le résultat d’un compromis : les suprémacistes et néo-nazis ont accès à un espace de discussion très faiblement modéré sur 4chan, mais ne viennent pas polluer les autres boards.

Cette protection possède néanmoins ces limites. En obtenant un espace dans lequel exister, l’extrême-droite s’est pleinement insérée dans le paysage culturel d’internet. Réciproquement, internet a fait son chemin chez les suprémacistes, à l’image des drapeaux du “Kekistan”, pays fictif et mème, brandis à Charlottesville lors de la marche Unite the Right en 2017. 

Oscar Stuchlik

Photo de couverture : Logo du site 4chan inséré dans un drapeau d’inspiration fasciste.

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