En 2017, 16 648 personnes étrangères étaient expulsées hors de Mayotte, 101ème département français depuis 2011, soit plus de la moitié des expulsions pratiquées en France (source : site du ministère de l’Intérieur).
L’obligation de quitter le territoire français (OQTF) est une mesure administrative d’éloignement des étrangers visant à les contraindre à quitter le territoire, soit volontairement, soit de manière contraignante par la prise de mesures restrictives ou privatives de liberté en vue de l’expulsion (1). Pour comprendre les causes de ce nombre considérable d’expulsions à Mayotte, nous reviendrons sur la spécificité du droit des étrangers qui y est appliqué (I), dont les nombreuses dérogations privent les personnes étrangères de droits fondamentaux (II). Le droit comparé, à travers le régime applicable dans d’autres territoires français et en métropole, ainsi que l’histoire du droit, pour mieux comprendre l’origine des exceptions juridiques de Mayotte, seront mobilisés. Toutefois, la diversité et complexité de tous les enjeux sous-jacents au droit des étrangers mahorais ne sauraient rendre le présent article exhaustif.
I. Droit des étrangers à Mayotte, droit dérogatoire ou « infra droit » (2) ?
La spécificité du régime applicable aux étrangers à Mayotte est liée à son double statut : département d’outre-mer (A) et région ultrapériphérique de l’Union Européenne (B).
A. Mayotte, collectivité d’outre-mer au droit dérogatoire singulier
L’article 73 de la Constitution de 1958 constitue le fondement du droit dérogatoire des collectivités d’outre-mer. Il permet à chacune de bénéficier d’un agencement institutionnel spécifique, et autorise leur assujettissement sélectif aux textes nationaux, en fonction de leurs particularités. Ainsi, « la différenciation est pratiquement devenue la règle, l’identité l’exception. » (3). Cette prise en compte des spécificités locales est tellement notoire en Nouvelle-Calédonie que l’on y parle de « souveraineté partagée » (4) depuis la révision constitutionnelle du 20 juillet 1998, justifiant par-là la différence de réglementation relative à l’entrée des étrangers en Nouvelle-Calédonie de celle applicable en France métropolitaine. À Mayotte, « collectivité territoriale unique », c’est l’importante pression migratoire exercée par ses îles voisines de l’archipel des Comores qui justifierait une action soutenue de l’État ainsi que des « outils juridiques adaptés à la situation mahoraise. » Au motif que la pression migratoire est particulièrement élevée à Mayotte, les étrangers sans-papiers n’y auraient pas les mêmes droits que sur le reste du territoire français.
B. Mayotte, région ultrapériphérique au droit communautaire inappliqué
Depuis le 1er janvier 2014, Mayotte a le statut de région ultrapériphérique de l’Union européenne (RUP). Ainsi, le droit communautaire devrait s’appliquer sur le territoire mahorais et un soutien financier direct de l’Union européenne peut lui être attribué. Ce titre donne par ailleurs l’obligation à la France d’appliquer à Mayotte les normes européennes. C’est notamment le cas du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda), qui contient des dispositions spécifiques applicables aux départements d’outre-mer. Mais le gouvernement s’octroie une large marge d’appréciation. Il légifère par ordonnance, échappant ainsi au débat parlementaire et à la publicité, pour introduire de nombreuses dérogations au code susvisé. Le Conseil d’État a approuvé ces dispositions, et la jurisprudence n’ayant à ce jour toujours pas précisé ni limité précisément le champ que pouvait recouvrir le droit dérogatoire, l’État continue à invoquer « l’exception mahoraise ». Justifiant ainsi des pratiques pourtant attentatoires aux libertés fondamentales, telles que reconnues par le droit européen et le droit interne, et aux principes constitutionnels d’égalité ou d’indivisibilité de la République, qui doivent toujours prévaloir (5).
II. Une logique de renvoi « quasi industrielle » contraire aux droits fondamentaux
La Constitution exige que les règles soient les mêmes en métropole et en outre-mer pour, entre autres, la nationalité, les garanties des libertés publiques et l’organisation de la justice. Or, les dérogations au droit des étrangers à Mayotte portent atteinte au droit à un recours effectif (A), et restreignent l’accès aux droits en rétention (B).
A. Un recours effectif chimérique
L’une des spécificités du droit étranger à Mayotte est l’absence de recours suspensif contre une mesure d’éloignement. Le Ceseda prévoit qu’à Mayotte, comme en Guyane et en Guadeloupe, une OQTF sans délai de départ volontaire peut être mise à exécution immédiatement, par dérogation aux règles applicables en métropole qui interdisent l’éloignement avant un délai de 48 heures, et avant que le tribunal administratif, s’il a été saisi d’un recours en annulation, ait statué. Ainsi, à Mayotte, l’exécution de l’OQTF n’est suspendue que si une requête en référé-liberté a été introduite à temps. Le processus d’éloignement est alors interrompu jusqu’à un éventuel rejet de la requête par le juge. Or, pouvoir exercer son droit à un recours effectif à temps semble impossible sachant que la plupart des mesures d’éloignement sont exécutées en moins de 48 heures. Il existe des cas où l’intéressé a pu saisir le juge du tribunal administratif d’un référé-liberté à temps, mais le préfet, pourtant informé, a poursuivi la mise en œuvre de l’OQTF.
B. Des conditions en rétention discriminatoires
Une loi de 2017 a étendu à cinq jours le délai de saisine du juge des libertés et de la détention pour les personnes placées en rétention administrative sur le territoire de Mayotte. Les personnes enfermées à Mayotte sont donc les seules en France à ne pas voir les conditions de leur rétention examinées par le juge au bout de 48 heures, rendant le régime dérogatoire mahorais plus répressif qu’ailleurs en France. La Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté a alerté le Sénat de l’iniquité de ce traitement, alors même que l’ampleur des placements en rétention à Mayotte devrait au contraire exiger un meilleur contrôle par l’autorité judiciaire. Rares sont donc les étrangers qui pourront être présentés avant leur expulsion devant le juge des libertés et de la détention, seul à même de vérifier si les droits de l’intéressé ont été respectés lors de son interpellation et depuis son arrivée au centre de rétention. Ces éloignements expéditifs n’ont permis qu’à 10 % des personnes retenues d’être accompagnées. La plupart des renvois sont effectués quand bien même il n’y a eu aucune vérification formelle d’identité ni d’accord de réadmission. Cette pratique, qui persiste en dépit des recommandations de plusieurs autorités indépendantes fait courir le risque de renvoyer des personnes vulnérables, notamment des mineurs.
La rapidité avec laquelle le préfet peut exécuter les OQTF sur son territoire viole ainsi les droits à un procès équitable et à un recours effectif, et in fine les droits à la défense, pourtant garantis par la CEDH et l’État français. Le gouvernement continue son projet de renvoi massif d’étrangers, à l’image de la dernière réforme du Ceseda. La loi du 10 septembre 2018 qui a instauré un droit du sol dérogatoire à Mayotte pour en exclure la plupart des enfants « étrangers » nés à Mayotte est alarmante. Elle vient effacer la dernière trace qui subsistait de l’indivisibilité territoriale à Mayotte ; le droit de la nationalité.
(1) : É. RALSER, Le droit de la nationalité et des étrangers en schémas, Ellipses, 2018, p. 188
(2) : M. GHAEM, « Le droit à Mayotte : une fiction ? », Plein droit, vol. 120, no. 1, 2019, pp. 41-44
(3) : F. MÉLIN-SOUCRAMANIEN, « Les collectivités territoriales régies par l’article 73 », Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, vol. 35, no. 2, 2012, pp. 25-35
(4) : J.Y. FABERON, « La France et son outre-mer : un même droit ou un droit différent ? », Pouvoirs, vol.113, no.2, 2005, pp. 5-19
(5) : J.P. PASTOREL, « Le principe d’égalité en outre-mer », Les cahiers du Conseil Constitutionnel, vol.35, no.2, avril 2012, Constitution et l’outre-mer
Plume anonyme
Bibliographie sélective
- Monographies
Mohammed AL-SAADI, L’immigration illégale et la sécurité intérieure en France et au Qatar, thèse dirigée par Philippe Delebecque, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2018
Mohamed DJAE OULOVAVO, Le pluralisme juridique de la justice et ses limites dans l’Union des Comores, thèse dirigée par Marie-Claire Rivier, université de Lyon, 2018
Élise RALSER, Le droit de la nationalité et des étrangers en schémas, Ellipses, 2018
- Articles
Maria Rosaria DONNARUMMA, « Le « délit de solidarité », un oxymore indéfendable dans un État de droit », Revue française de droit constitutionnel, vol. 117, no. 1, 2019, pp. 45-58
Jean-Yves FABERON, « La France et son outre-mer : un même droit ou un droit différent ? », Pouvoirs, vol.113, no.2, 2005, pp. 5-19
Marjane GHAEM, « Le droit à Mayotte : une fiction ? », Plein droit, vol. 120, no. 1, 2019, pp. 41-44
Ferdinand MÉLIN-SOUCRAMANIEN, « Les collectivités territoriales régies par l’article 73 », Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, vol. 35, no. 2, 2012, pp. 25-35
Françoise PACCAUD, « L’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, ou les pérégrinations d’une indépendance programmée », Revue française de droit constitutionnel, vol. 120, no. 4, 2019, pp. 45-65
Jean-Paul PASTOREL, « Le principe d’égalité en outre-mer », Les cahiers du Conseil Constitutionnel, vol.35, no.2, avril 2012, Constitution et l’outre-mer
- Rapports et études
Contrôleur général des lieux de privation et de liberté, Rapport d’activité, 2016
Défenseur des droits, Les droits fondamentaux des étrangers en France, Recommandations, mai 2016