Le bonheur – par un pessimiste

Pardon par avance, mais le bonheur n’existe pas. Tu pensais peut-être le contraire, toi qui passes ton existence à tendre vers des objectifs plus ou moins précis, dans l’espoir plus ou moins conscient qu’ils se révéleront enfin suffisants ; que tu seras satisfait de manière durable et éternelle. Or, tu es déçu – ou satisfait, mais pour un temps seulement. Quoi qu’il en soit, tu te dis peut-être que le bonheur, ce sera l’accomplissement du désir suivant – que, cette fois-ci, vraiment, tu es sur le point de l’atteindre, cet état de satisfaction stable et durable que tous recherchent.

Schopenhauer te dirait que tu as tort. Qu’un tel état d’esprit, définit par la surenchère des désirs et des objectifs, mène à l’insatisfaction ; et que faire reposer ton bien-être sur des projections futures, hypothétiques, te maintient stupidement immobile : jamais complètement heureux, tu ne fais qu’aspirer au bonheur, paralysé par l’attente illusoire d’une âme sœur, d’un travail, d’un diplôme – autrement dit, d’une condition extérieure et toujours à venir de ton bonheur

Le constat est déprimant. Le bonheur n’existe pas ; et pourtant, peut-être y a-t-il des manières de vivre plus agréables que d’autres. Sans jamais croire à la possibilité du bonheur, mais tentant de réfléchir aux moyens de l’approcher, Schopenhauer propose un petit manuel pratique : un « traité de la vie heureuse », ou un « art de se rendre la vie aussi agréable et aussi heureuse que possible ». Son livre L’Art d’être heureux, écrit posthume, inachevé, s’essaye au développement personnel et rassemble 50 règles de sagesse pratique pour rendre ton une existence supportable, « préférable à la non-existence ». 

Pour prétendre à une vie supportable, lecteur, Schopenhauer te recommande d’abord de faire reposer ton bien-être sur l’essentiel : à savoir, sur ce qui se trouve et se produit en toi. C’est dans ta conscience que résident les instruments de ton bien-être : ta sensibilité, ta pensée et ta volonté. Tout le reste n’est qu’une influence indirecte, d’autant plus indirecte que les choses extérieures n’ont d’influence sur toi qu’en tant qu’elles déterminent des phénomènes intérieurs. La réalité ressemble à ce que tu en interprètes ; et si on ne peut nier la part objective des choses, il faut reconnaître qu’il dépend du caractère de chacun de voir dans un même événement une tragédie ou une opportunité, une perspective intéressante et excitante. 

Le monde lui-même n’est ni riche ni splendide, pas plus qu’il n’est favorable ou défavorable à l’accomplissement du bonheur : c’est ta conscience, lecteur, qui y trouve des richesses secrètes, et qui aperçoit dans le banal quelque chose qui mérite qu’on s’y intéresse et qu’on vive. Puisqu’ils dépendent de toi, emploie ta personnalité, ton regard et tes pensées à ton propre profit ; cultive ce qu’il y a en toi, à l’intérieur. Ainsi, tu seras moins tenté de remplacer cette jouissance intérieure – essentielle – par « des jouissances fugitives, sensuelles, promptes, mais coûteuses à acquérir » comme la recherche d’un surplus de richesse, de l’approbation ou des honneurs. Soumises aux aléas, ces dernières n’assurent aucune stabilité ni durabilité. A titre d’exemple, l’approbation des autres ne s’obtient jamais indéfiniment. Ce n’est certainement pas un fondement solide. 

Schopenhauer le résume ainsi :

« Ce que l’on est contribue plus au bonheur que ce que l’on a ou ce que l’on représente. Le principal est toujours ce qu’un homme est, par conséquent ce qu’il possède en lui-même ; car son individualité l’accompagne en tout temps et en tout lieu et teinte de sa nuance tous les événements de sa vie. En toute chose et en toute occasion, ce qui l’affecte d’abord, c’est lui-même ». 

Schopenhauer

La simplicité et la logique d’une telle maxime est rassurante, et j’espère qu’elle soulage les plus inquiets d’entre vous. Pour autant, et comme souvent à propos du bonheur, la chose n’est pas si facile à mettre en pratique. Il faut aussi s’atteler à combattre les ennemis du bonheur. Parmi eux : la douleur. 

A ce sujet, le philosophe estime qu’il faut concentrer ton attention sur « les moyens d’échapper autant que possible aux maux innombrables » de la vie. C’est ça, la quête à mener. Or, « dans le monde contemporain, quand les gens cherchent le bonheur, ils entendent le plus souvent par là une volonté de se sentir bien, de s’amuser, de faire des expériences agréables, de ressentir des envies et des plaisirs, d’avoir du succès ». Cette vision du bonheur nous maintient dans l’attente et nous déçoit régulièrement. Ainsi, plus l’espoir d’une existence positive est grand, plus il est difficile de s’accommoder d’une réalité négative. 

Pour Schopenhauer, cette manière de calculer le bonheur est une erreur monumentale qu’il faut renverser. Ce qu’il nous faut faire, c’est comptabiliser les souffrances évitées plutôt que les plaisirs goûtés. De cette façon, nous écartons le problème de l’insatisfaction. 

La souffrance et la douleur, contrairement au bonheur, ne relèvent ni de l’illusion, ni de l’attente ; contrairement au bonheur, nous en faisons l’expérience. Nous ne prêtons attention à la douleur que dans les cas où elle est présente ; dans les cas où nous souffrons, où nous sommes déçus, angoissés. Or, il faut se rendre attentif à notre absence de souffrance ; y œuvrer, s’en réjouir et s’en satisfaire – car cet objectif, c’est le seul qui nous est accessible.  

Revois tes prétentions : c’est l’absence de douleur qui doit être l’échelle du bonheur de ta vie. L’homme le plus heureux du monde, ce n’est pas celui qui maximise les plaisirs les plus vifs ; c’est celui qui traverse l’existence sans de trop grandes souffrances, en s’épargnant. Misant sur un bonheur en négatif – comme le préconisent Schopenhauer, Aristote, Épicure et Bouddha -, c’est le moins malheureux des hommes, et c’est donc le plus heureux des hommes. 

Schopenhauer ne te souhaite donc pas d’être heureux ; mais plutôt, d’être le moins malheureux possible. Si cet objectif, à côté de ta grande idée du bonheur, te paraît moindre et décevant, c’est sans doute parce que c’est ce qu’il est : moins grandiose, moins sacré, mais aussi plus réaliste. Croire en un plaisir permanent, c’est un mirage et une errance. A la place, lecteur, travaille à l’anéantissement de tes souffrances. 

Claire JEANDIDIER

NB : Les autres conseils de Schopenhauer ainsi que toutes punchlines sont à retrouver dans son livre L’Art d’être heureux. 

Quelques extraits : 

  • « Nous devrions goûter, avec la pleine conscience de sa valeur, toute heure supportable et libre de contrariétés ou de douleurs actuelles, c’est-à-dire ne pas la troubler par des visages qu’attristent des espérances déçues dans le passé ou des appréhensions pour l’avenir. Quoi de plus insensé que de repousser une bonne heure présente ou de se la gâcher méchamment par inquiétude de l’avenir ou par chagrin du passé ! ». 
  • « Ce qui importe, en dernière instance, à notre bonheur ou à notre malheur, c’est ce qui remplit et occupe la conscience ». 
  • « Une juste appréciation de la valeur de ce que l’on est en soi-même et par soi-même, comparée à ce qu’on est seulement aux yeux d’autrui, contribuera beaucoup plus à notre bonheur »
  • « Quoique l’orgueil soit généralement blâmé ou décrié, je suis néanmoins tenté de croire que cela vient principalement de ceux qui n’ont rien dont ils puissent s’enorgueillir ». 

Bibliographie : 

  • Le bonheur, un idéal qui rend malheureux ? (2014, juin 16). LEFIGARO.
  • Schopenhauer, A. (2014). L’art d’être heureux. A travers 50 règles de vie. Points.

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