Ahhh, Noël, saison de la famille, du partage, et du stress appelé « oh-mon-dieu-on-est-déjà-le-12-et-si-je-n’achète-pas-un-service-de-vaisselle-à-mes-parents-ils-me-déshéritent ».
Laissez-moi donc vous parler d’une BD sur ce thème aujourd’hui ; considérez que c’est le cadeau que je vous offre humblement pour Noël cette année (je n’ai pas les moyens de financer une PS5 pour tous nos lecteurs). Avec un peu de chance, cette critique vous donnera même une idée de cadeau ! Une BD sur le thème des cadeaux, une critique comme cadeau qui devient idée de cadeau… il y a déjà plus de niveaux de lecture à cette introduction qu’ à Inception, et j’ai mal au crâne à force de répéter “cadeau”. C’est le signe que j’ai tergiversé trop longtemps. N’attendons plus, alors, et ouvrons avec autant de ferveur qu’un paquet au pied du sapin les pages de la BD du jour.
O’GROJnowski – La semaine des 7 Noël
Je ne vais pas vous mentir ; je ne connais pas O’GROJnowski (ou O’Groj selon les signatures) plus loin que cette BD-ci. Je me réserve habituellement le droit de ramener ma science sur l’auteur si j’estime qu’elle peut être intéressante, mais cette fois je n’en ai pas. Peu importe ! Nul besoin de tout ça pour apprécier La semaine des 7 Noël, publiée en 2000 aux éditions Casterman.
Contrairement à notre précédente critique, nous avons bien ici affaire à une progression narrative et un scénario, que je vais m’efforcer de rendre alléchants sans pour autant en dévoiler les ressorts.
Imaginez un peu : la crise est partout. Le crash boursier de 2029 a achevé ce qui restait de l’économie, laissant la populace fort dépourvue (quand la bise fut venue). Dans un ultime effort pour relancer la consommation, le gouvernement a une idée : puisque Noël est le moment où l’on consomme le plus dans l’année, alors l’Etat doit pouvoir organiser Noël… plus d’une fois par an, au besoin. C’est plusieurs années après cette réforme révolutionnaire, qui n’a véritablement rien résolu, que nous retrouvons notre personnage principal, Grégory Prion, un enfant qui irait à l’école si celle-ci n’était pas fermée depuis qu’un père noël a été assassiné dans la cour de récré. Alors que les forces de police, toutes affublées de l’uniforme blanc et rouge règlementaire, cherchent l’auteur de ces meurtres sanglants, le petit Grégory (pas de blagues) consigne tout ce qu’il voit, de ses yeux déjà habitués au manque et à la pénurie, à l’occasion d’un devoir qu’il doit écrire sur la magie de Noël. Magouilles, combines, marché noir, on fait tout ce qu’on peut pour mettre la main sur assez d’argent pour survivre et acheter les cadeaux obligatoires, en maudissant Noël dans sa barbe…
Le ton du récit est, c’est peu de le dire, délicieusement cynique. Les commentaires de notre jeune narrateur sont bien lucides sur la société dans laquelle il vit, mais avec les mots et l’ortaugraffe d’un élève de primaire, saupoudrés çà et là d’argot populaire. Tous les personnages sont plus ou moins malsains, de la grand-mère à la mère, du père au fils (non, je ne joue pas au Sept Familles) sans parler des autorités en bonnets à pompon et bottes noires qui jouent le rôle sinistre de maintien du bonheur aux messes de Noël successives ; il se dégage de l’atmosphère de ces pages une telle impression de manque et de malaise que c’est un soulagement de revenir à la réalité après les avoir lues. Pourtant les messages sont assez clairs sur le mythe de la croissance perpétuelle, la langue de bois de l’Etat qui ne sauve que les apparences, et l’égoïsme inassouvissable de quiconque se retrouve en position de force ; et ces thèmes ne manquent pas de pointer le bout de leurs nez respectifs dans le débat public (à tort ou à raison, je vous laisserai débattre de tout ça au repas de Noël avec tonton et sa bouteille de rouge). Malgré son grand âge (publié en 2000, c’est presque une antiquité), le propos reste donc assez actuel, et quoi de mieux qu’une bonne société dystopique à l’administration kafkaïennement absurde (vous m’excuserez l’abomination qu’est ce néologisme) pour dénoncer des tendances bien réelles ? Je vais vous le dire : que cette société se trouve dans une BD aussi drôle que celle-ci. Tout est tourné en dérision, car dans un contexte si glaçant et loufoque à la fois, il ne reste que le rire pour ne pas nous faire désespérer.
Mais assez de formules grandiloquentes sur cet odieux monstre qu’est la société ; il est temps de parler dessin.
Le style d’O’Groj pourrait être décrit comme burlesque : tous les personnages sont exagérés jusqu’au ridicule. Les yeux de Grégory ne sont jamais d’accord, les sourires sonnent faux (pour un peu que les sourires fassent du bruit), et dans l’ensemble l’omniprésence des Pères Noël qui sont au centre de notre histoire a quelque chose de comique, surtout vu le sérieux des situations où le dessinateur les jette. Certaines cases, entièrement occupées par des visages pour le moins disgracieux, impriment dans la rétine une sorte de dégoût qui se mêle d’admiration pour le dessinateur qui parvient à les animer de colère, de peur ou de tristesse (peu de place est laissée à la joie et l’allégresse, vous vous en doutez). Pour vous donner une idée, les personnages sont traités graphiquement comme pourrait le faire Tim Burton dans ses films d’animation : chaque trait poussé à l’extrême, les gros sont énormes, les maigres sont fins comme des tiges, les vieux sont croulants… Il est difficile de parler de “beau” ici, il y a assez peu de chances que vous en sortiez avec le rêve de devenir dessinateur pour l’imiter ; mais, même si ce style ne plaît pas à tout le monde, il a le mérite de servir le propos. De la même façon que les répliques des personnages, je pourrais dire que le dessin lui-même est argotique, familier, rentre-dedans. Il ne passe pas par quatre chemins (ni par trois rivières) pour vous dégoûter de la simple vision d’un sapin.
Je ne l’ai pas précisé, mais le format est habituel pour une BD (environ 24*32 cm). Le découpage reste assez classique et sans surprise, mis à part les quelques débordements (le dessin sort de la case) qui viennent ici et là dynamiser un mouvement ou une réplique, bien que cela relève plus de l’anecdotique. Au niveau des couleurs, le parti pris est de ne garder qu’une quasi-bichromie, le rouge des fêtes étant sur toutes les pages et ressortant d’autant plus que la plupart des décors sont noirs ou gris. Ces éléments contribuent au sentiment de malaise évoqué plus tôt, si bien qu’on ne peut qu’associer la couleur des guirlandes aux événements négatifs, qui pourtant sont les seuls à faire progresser l’histoire.
Alors quel est le bilan ? Pour ma part, j’ai beaucoup apprécié La semaine des 7 Noël. Ça ne fait pas nécessairement rire aux éclats, mais dans l’idée même, je trouve l’histoire géniale. Loin du tintement de clochettes, O’Groj nous livre un Noël plus proche du grincement de dents. Les personnages sont très bien pensés et dessinés en adéquation avec le ton cynique de la BD ; en matière de dystopie, il a eu la bonne idée de ne pas simplement décrire ou expliquer, au profit d’un récit plus personnel avec des personnages hauts en couleurs (bien que peu colorés). Les dialogues sont aux petits oignons mais ont le goût amer des repas de Noël servis à chaque occurrence des fêtes dans La semaine des 7 Noëls, dont le titre vous laisse deviner à quelle fréquence elles sont célébrées.
Mes quelques réserves se trouvent surtout au niveau du dessin. En effet, j’en ai déjà longuement parlé ; mais quelque chose qui n’a pas sa place dans une critique sérieuse (et Dieu sait que je veux passer pour un critique sérieux) est le fait que je trouve le dessin parfois… bizarre. C’est tout sauf objectif, certes, mais certaines pages ou cases semblent perturbantes. Il y a évidemment le choix d’un style burlesque, que je ne remet pas en cause, mais l’exubérance graphique des personnages a tendance à effacer les décors, sur lesquels l’oeil s’attarde peu ; et quand le dessinateur ne centre pas ses cases sur les personnages ou répliques, on a l’impression qu’il manque quelque chose.
Je donne donc un 3,5 sur 5. Sans être incroyablement marquante, La semaine des 7 Noëls est une BD créée sur une idée solide et bien menée, avec beaucoup de cachet et de personnalité tant dans l’histoire que dans la réalisation. Malgré les quelques défauts que je lui trouve, je suis forcé de vous encourager à la lire, ne serait-ce que pour la fin, qui est, si je puis me permettre, magistrale de cynisme (je me suis permis).
De toute façon, cette BD m’a été offerte par mon père, qui l’avait aimé et a pensé à moi quand il l’a vue en librairie ; alors toutes les onomatopées de comics du monde ne traduiraient pas avec précision ce que je ressens envers elle. C’est ce sentiment gratifiant, le privilège d’avoir occupé la tête de quelqu’un assez pour qu’iels veulent traduire cette présence en actes ; peut-être est-ce là ce qu’O’GROJnowski veut préserver en nous montrant tout l’inverse pour nous faire le redouter ? “A méditer”, diraient sûrement les comptes Instagram qui postent des couchers de soleil avec des citations mal attribuées par dessus.
En attendant la prochaine, mort au consumérisme, emballez vos cadeaux dans du tissu parce que le papier pollue, et lisez des BDs. Joyeux Noël !