En tournée dans toute l’Europe, la brillante troupe « Si vous pouviez lécher mon cœur » (SVLPMC) s’associe à la Volksbühne de Berlin pour présenter Extinction. Porté par Julien Gosselin, l’étoile montante de la scène franco-berlinoise, cette pièce apocalyptique ne dure pas moins de 5h. De quoi se perdre dans les méandres de l’Autriche de la fin du XIXème siècle.Cette pièce met en scène une extinction. Ou plutôt des extinctions. Il y en a trois, pour les trois parties du spectacle. Mais de quelles extinctions s’agit-il et à quels niveaux de compréhension et d’analyse peut-on les comprendre? Présentée au Théâtre de la ville à Paris dimanche 3 décembre 2023, je vous propose un retour sur une expérience riche en émotions.
La salle Sarah Bernhardt, la plus grande du théâtre de la ville, retrouve une peau neuve après des années de travaux. Les fauteuils sont couleur sable, l’ambiance est feutrée. Pourtant la scène, elle, est électrique. Surprise: un DJ set est en cours d’installation. On reconnaît Maxence Vandevelde et Guillaume Bachelé, deux comédiens de SVPLMC. Ils restent concentrés et ignorent les mines intriguées. On se demande presque si c’est la bonne salle.
Au-dessus, on voit un grand écran où la table de mixage est diffusée en direct avec une vue de haut. On voit les deux comédiens s’agiter autour. Un titre apparait en jaune vif : Roma, novembre 1983. Côté cour, un stand de bières où tout le monde se sert. Mais le plus surprenant reste à venir: les spectateurs sont invités à monter sur scène par les hôtes.s.es de la salle. Une personne, puis deux, puis deux-cent personnes se retrouvent de l’autre côté, sur la scène. Les moins confiants restent assis, mais surveillent attentivement ce drôle de spectacle. On en voit d’autres plus agacés, frustrés : ils viennent de se faire refuser l’accès à la scène. « Question de sécurité », leur a-t-on dit. Julien Gosselin me le confirmera plus tard: les théâtres sont très stricts, surtout lorsqu’il y a de l’alcool à disposition pour le public. Heureusement pour les spectateurs parisiens, l’issue des négociations a été positive: l’alcool a pu couler à flots sur scène.
Concert ou théâtre ?
Le DJ set commence. Automatiquement, les spectateurs se mettent à se mouvoir dans une danse d’abord timide, puis assumée. Ils abandonnent petit-à-petit leur rôle de spectateurs pour devenir acteurs. Certains pourtant, plus âgés, restent immobiles et se contentent d’observer d’un air suspicieux ou du moins curieux cet étrange phénomène…
Lumières stroboscopiques, basses à en faire trembler les murs et fumigènes blancs, l’expérience se veut totale. Elle l’est. L’alcool à disposition n’est d’ailleurs pas un choix anodin… Si on dit de Gosselin qu’il malmène ses spectateurs, lui l’assume complètement: « Ce ne serait ni marrant ni intéressant si les gens s’attendent à vivre la même expérience à chaque fois qu’ils vont au théâtre. Vous ne trouvez pas? ». À méditer. Pour lui, le théâtre ne doit pas être un lieu ou un moment de confort. Il doit surprendre le corps et l’âme, transcender l’espace-temps. L’objectif est atteint.
Sur l’écran juste au-dessus de nos têtes, nos corps en transe sont projetés: des caméramans discrets circulent dans la foule. On se voit acteurs en étant spectateurs de nous-même. Troublant.
Dans la foule, plusieurs comédiens sont présents et se fondent dans la masse. On reconnaît Victoria Quesnel, Denis Eyriey et Zarah Kofler. Ielles dansent, mine de rien. Et puis on assiste à la rencontre de Victoria et Rosa Lembeck, que l’on retrouvera à la troisième partie. Sur l’écran, on les voit discuter. Leur discussion, en Allemand, est sous-titrée en Français en direct. C’est l’occasion de poser la situation du roman de Thomas Bernhard : Rosa reçoit des nouvelles de sa famille morte d’un accident dans son pays d’origine, l’Autriche. Elle l’annonce à Victoria, puis l’enlace, l’embrasse. Elles sont parmi nous, quelque part dans la masse dansante. Trente minutes plus tard, le DJ set prend fin. Les comédien.nes ont disparu. La magie est rompue et nous retournons à notre rôle de spectateur, vidés de notre énergie.
Les avis sur cette première partie sont variés. « C’est mieux qu’à Berlin », s’exclament les plus jeunes, enjoués. « Ça nous a fait revivre la fièvre de nos jeunes années », me confient les plus âgés, les yeux brillants et le sourire aux lèvres. D’autres en revanche sont moins convaincus par cette approche novatrice: « Si je voulais aller en boîte j’y serai allée. Or je suis venue ici pour voir du théâtre. ». Mais justement, qu’en est-il du théâtre ?
Récapitulons: une première partie qui annihile la frontière traditionnelle entre scène et salle, entre spectateurs et acteurs, entre fiction et réalité. Aucun code ni règle du théâtre classique ne peut nous aider à y voir plus clair dans la situation. Mais le but n’est-il pas justement là ? Repousser les limites du théâtre pour voir ce qu’il en reste, s’il en reste ? Car oui -et le metteur en scène le confirme- il n’y a rien de théâtral à proprement dit dans cette partie-là. Le théâtre est éteint dans l’effervescence des individualités. C’est la première extinction. Il y aura bien une renaissance, mais d’un genre nouveau.
« Un théâtre qui fait communauté »
De retour dans la salle après une entracte lunaire, nous retrouvons une scène métamorphosée. Cette fois, pas d’invitation à monter sur scène: la frontière s’est refermée. Le DJ set a disparu au profit d’un décor monumental: une maison en trois dimensions parsemée de grandes fenêtres voilées de rideaux blancs transparents. Face à nous, le porche, ainsi qu’une terrasse. Tout nous indique un changement d’époque. Nous sommes en effet dans l’Autriche de la fin du XIXème siècle, et c’est un texte de Schnitzler qui sera mis à l’honneur. À l’écran, pendant que toustes s’installent, un visage en gros plan. C’est celui de Rosa Lemberck. Elle est dans la salle, si bien qu’on devine les spectateurs s’agiter autour d’elle. Elle observe l’espace scénique, l’air angoissé. Cette petite performance n’est pas anodine : on retrouve encore une fois le désir de bouleverser les codes du théâtre. Si les spectateurs étaient devenus acteurs, ce sont à présent aux comédiens d’inverser leur cape. Petit à petit, le noir se fait dans la salle.
De l’intérieur de la maison, tout est caché. Les rideaux blancs ondulent, doucement. Ils laissent apercevoir un salon viennois décadent. Des chandelles sont allumées. Si Jacques Osinki parlait d’un « théâtre qui fait communauté » durant l’entracte, d’autres me confieront avec moins de féerie que ce sentiment communautaire est plus ambigu: « On a l’impression d’être dans une communauté voyeuriste, d’en faire partie. ». C’est bien ce malaise que voulait instaurer Gosselin, et c’est bien la seule forme de communautarisme qu’il envisage.
« Mes mises en scène naissent d’abord de sensations, non de concepts. »
Julien Gosselin, entretien mené par Marc Blanchet pour le Festival d’Avignon
Débute alors un ballet furieux fait d’échanges enflammés. Réunis pour une soirée mondaine peu conventionnelle, les personnages autrichiens oscillent entre scènes d’ivresse et scènes d’horreur, entre conversations perverses, malsaines et conversations raffinées. Sexe, viol, inceste : autant de sujets tabous qui défilent dans la langue de Schnitzler. Filmée en direct et retransmis à l’écran en noir et blanc cette deuxième partie est crue, violente, apocalyptique. Et pourtant, elle se situe lorsque l’humanité est prétendue être à son apogée dans le monde européen. Si les années 1910 approchent ce qui pouvait être le pic de la société occidentale, les individus avaient toutefois conscience d’une catastrophe imminente. C’est un monde de salon et de conversations, mais également un monde du faux, du masque. Arthur Schnitzler, lui, ne cesse d’aller voir du côté du marivaudage à l’orée de la destruction pure. Ce paradoxe emplit la salle de tension.
L’objectif du metteur en scène est clair : faire mourir avec une cruauté assumée ce monde fait de décors et costumes, en direct sur le plateau. De montrer l’apocalypse. Les protagonistes de cette période, brillamment incarnés par Guillaume Bachelé, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Carine Goron, Zarah Kofler, Victoria Quesnel, Maxence Vandevelde, et Max Von Mechow, parlent de littérature, de psychanalyse, de culture, de sexualité, et symbolisent la déchéance morale. Ils se séduisent et sont séducteurs, détruisent et sont destructeurs Un spectacle se crée sous les yeux des spectateurs en une double mise en abîme. Ce spectacle dans le spectacle se monte et se démonte, se fait et se défait, à l’image de cette société viennoise grandiose mais pourrissante. Et puis c’est de nouveau le noir dans la salle. Seule la lueur de bougies disposées sur le bord de la scène persiste. Silence. Puis, l’écran s’anime. On devine des silhouettes s’agiter à l’intérieur de la demeure. On entend des éclats de rire, presque déments. L’ambiance a changé, elle n’est plus emprunte de noblesse mais relève de la pure folie.
Les caméras à l’œuvre filment une scène macabre : les personnages dansent main dans la main et chantent une comptine autrichienne. S’ensuit une mise à mort qui prend la forme d’un jeu s’apparentant à la « plouf ». La personne désignée se fait lyncher puis découper à la hache. L’horreur de la scène est pourtant atténuée par son côté absurde : on en éprouve une fascination morbide.
Peut-on y lire une allégorie de la Shoah ? Assurément : rappelons-le, Extinction se place au tournant de la montée du nazisme, dans un monde où la violence et la haine se déploient en toute innocence à la vue de toustes. Ces personnes masquées évoquent l’hypocrisie intellectuelle du fascisme. Mais Julien Gosselin refuse de répondre à toute politisation de son spectacle. Il se contente de se laisser bercer par les sentiments que lui évoque le texte de Schnitzler. C’est à lui d’amener de lui-même ces fameux messages.
Folie créatrice
Fin de la deuxième partie. Lumière dans la salle. Pourtant le spectacle n’est pas fini: les techniciens s’agitent et démontent méthodiquement la maison. Les gestes sont précis puisque le temps est compté. Alors que toute la salle s’apprête à sortir, les caméras se concentrent sur une discussion entre deux comédiens. Ils discutent du spectacle. On entend « C’est complètement nul, comment est-ce que tu veux présenter ça au public ? » ou encore « Complètement barré ce metteur en scène ». Là encore, Gosselin surprend par son autodérision. Fidèle à lui-même, il met à l’évidence sa conception du théâtre comme punching-ball. Effectivement, Bernhard écrit avec une négativité vitaliste, vivante. Tout remettre en question, cracher sa haine au monde et à sa famille: c’est tout l’enjeu de cette troisième partie. Mais ce déferlement de haine, presque psychanalytique, est passionné, utile. Il donne lieu à une naissance. Laquelle ? Peu importe, mais un renouveau certain, nécessaire face à un monde qui pourrit. Enfant, Gosselin n’allait pas au théâtre. “Je ne suis même pas sûre d’aimer le théâtre”, déclare-t-il sans détours. Peut-être est-ce pour cela qu’il repousse sans cesse les limites du sixième art, façon Mohamed Ali.
Les rires qui fusent dans la salle se déplacent jusque dans le hall pour une nouvelle entracte bien méritée.
De nouveau de retour dans la salle, c’est avec moins de surprise que l’on retrouve la scène de nouveau métamorphosée. Cette fois, tout a disparu. Il ne reste plus qu’une estrade avec une chaise au centre. Autour, trente chaises destinées à des auditeurices. Nous sommes à l’Université de Rome et la frontière s’est rouverte. De nouveau, les spectateurs sont invités à monter sur scène et à prendre place sur les chaises d’auditorium, dans la mesure des places disponibles. Au menu, un monologue de pas moins de quarante minutes signé Thomas Bernhard. C’est Extinction, ou la mise en scène d’un individu qui se sauve du monde qui l’entoure. Et ça, c’est quelque chose de nouveau dans le théâtre de Gosselin : lui qui avait toujours -sûrement pas réflexe- mis en scène des auteurs considérant l’individu à travers la masse, un porteur du monde ultra-libéral. Le monologue écrit par Thomas Bernhard, lui, élève l’individu comme le cœur de la vérité. Autre point surprenant : Gosselin fait le choix de remplacer le personnage masculin de Bernhard par une femme. Ce choix, c’est une réponse à un reproche souvent fait à Gosselin: le nihilisme. Mais le metteur en scène nie en bloc: « Je veux juste approcher une négativité de combat ». Pour Gosselin, le glissement d’un narrateur masculin vers une actrice paraissait évident: « Beaucoup de jeunes femmes sont aujourd’hui dans un refus qu’elles expriment avec vitalité. Une femme pour tout brûler, tout éteindre, afin que quelque chose apparaisse. »
« Ce spectacle s’est organisé vers l’extinction de sa propre théâtralité »
Julien Gosselin à propos d’”Extinction”
Une femme arrive sur scène et s’installe sur la chaise centrale. Silence puis noir dans la salle. La scène est éclairée par des néons blancs. L’ambiance est glaciale. La troisième partie commence. L’accident fatal de parents collabos, le dégoût qu’elle éprouve à leur égard: on se laisse emporter par cette haine vivifiante. Étonnamment, le monologue est bien accueilli par les spectateurs: “je m’attendais à souffrir mais j’étais totalement pris dedans.” affirme l’un. “Si j’ai eu des moments d’absence, ils étaient nécessaires” témoigne un autre. Parce que oui, 40 minutes de monologue, ça ne s’annonce jamais très fun. La comédienne est assise tout du long. Puis elle se lève, annonce la fin. Elle s’empare de la petite bougie allumée. La caméra filme le public qui apparaît alors sur l’écran géant du fond de la scène. La confrontation est directe. Et puis, dans un souffle amplifié par le micro suspendu à sa veste, la comédienne éteint la flamme vacillante. Le néant est de retour sur scène: c’est la troisième et dernière extinction.
Petit potin en toute exclusivité : Julien Gosselin songe à utiliser les nouvelles lunettes Apple Vision Pro sur scène afin d’expérimenter un nouveau rapport des acteurs à la scène. Coup de génie ou poudre de perlimpimpin, autant d’interprétations possibles qui interrogent sur le devenir du théâtre. Gosselin présentera sa nouvelle mise en scène à Montpellier en Juin 2024. Il s’agira d’une histoire d’enquêtes et de souris gendarmes.
Thomas Bernhard est un écrivain et dramaturge autrichien. Son enfance à Salzbourg auprès de son grand-père maternel, au temps du nazisme triomphant, est marquée par de nombreux événements et par la maladie (la tuberculose). Il voyage à travers l’Europe, en Italie et en Yougoslavie puis revient étudier à l’Académie de musique et d’art dramatique de Vienne ainsi qu’au Mozarteum de Salzbourg. Son premier roman « Gel » lui vaut de nombreux prix et une reconnaissance internationale. Plusieurs de ses pièces seront jouées dans de nombreux pays et en France à partir de 1960. Thomas Bernhard a obtenu en 1970 le prix Georg Büchner, la plus importante récompense littéraire d’Allemagne occidentale. Auteur au style singulier, misanthrope, vivant une relation d’amour et de haine avec son pays, Thomas Bernhard est un des auteurs les plus importants de la littérature germanique d’après-guerre. Essentiellement connu comme dramaturge et romancier, son œuvre la plus marquante est probablement « Le Neveu de Wittgenstein ». Thomas Bernhard a écrit 250 articles, 5 recueils de poésie, 31 grands textes en prose et nouvelles, 20 pièces de théâtre.