“Pourquoi penser à demain ? Pour nous autres acteurs, demain n’existe pas ! Ce qui existe, c’est le public, le spectacle, et l’instant. Nous sommes des artisans de l’éphémère. Allons leur montrer notre art.”
Edmond, Alexis Michalik
Peut-on encore apprécier un art de l’instant et de l’éphémère, à l’heure où nous avons accès à tout, tout le temps ?
Je ne le pensais pas il y a trois ans. Le théâtre me paraissait long, ennuyeux, surjoué. Il ne semblait pas rivaliser avec le cinéma et les séries actuelles, lissées, rythmées, jouées par des grandes stars.
En France, selon Laurent Babbé dans son étude Les publics du théâtre pour le Ministère de la Culture, environ 19 % de la population indique se rendre au théâtre une fois par an.
Contrairement à l’imaginaire collectif, il semblerait qu’il y ait peu d’effet générationnel sur la fréquentation des théâtres : des personnes de tous âges y viennent de manière plutôt équivalente. En revanche, le profil du spectateur est davantage géographique et économique : ce sont surtout les citadins aisés qui assistent aux pièces de théâtre. Pour cause, le trajet et le coût de la soirée. Les plus jeunes échappent davantage à cette distinction de classe, puisque les écoles financent des sorties scolaires et que les étudiants bénéficient de réductions.
Malgré tout, quelque soit la catégorie sociale, financière, géographique, ou d’âge, le théâtre reste une sortie rare comparée aux sorties cinéma, elles-mêmes concurrencées par les services de visionnage à domicile. Mais alors, le théâtre est-il voué à disparaître en tant qu’art et en tant que réalité sociale ?
« Mais il est un endroit, un seul, où nous sommes tous côte à côte dans l’ombre : c’est au théâtre. J’ai vu un homme pourfendre les préjugés, refuser les compromis, mourir pour son idéal. Vous avez, messieurs, de l’or entre les mains. Vous avez un bijou que personne ne peut estimer. Voulez-vous qu’il disparaisse dans l’oubli ou qu’il soit le plus triomphe du théâtre français. Ecoutez les mots de Cyrano, soyez sublimes, donnez tout ce que vous avez pour cette pièce, car, je vous le prédis, jamais, jamais dans votre vie vous n’en croiserez une plus belle ».
Edmond, Alexis Michalik
On peut constater que beaucoup de pièces « classiques » sont jouées et rejouées depuis des siècles. Parmi elles, Cyrano de Bergerac, d’Edmond Rostand, est la pièce française la plus jouée dans le monde. C’est un succès ! C’est un classique ! Que dis-je, c’est un classique ? C’est un chef d’œuvre ! Mais comment une pièce âgée de 124 ans peut-elle rester actuelle ?
C’est le pari d’Alexis Michalik qui crée la pièce Edmond en 2016 : moderniser Cyrano. Sa pièce raconte l’histoire de la création de Cyrano de Bergerac par Rostand, de l’écriture à la mise en scène, aboutissant au premier grand succès de l’auteur. Michalik nous montre que les grands classiques du théâtre ont quelque chose d’intemporel, tout en les actualisant et en les rendant plus dynamiques. On trouve dans cette pièce des passages du Cyrano d’origine, versifiés et en alexandrins, qui sauront émouvoir autant que la prose écrite par Michalik. Si l’on connaît déjà la pièce de Rostand, on la redécouvre sur un autre angle. Sinon, on y accède facilement et on sort de la salle avec l’envie de la lire.
Mais comment Alexis Michalik réussit-il à rendre Cyrano de Bergerac, personnage du XVIIe siècle et l’histoire de son écriture à la fin du XIXe siècle actuelle ?
Tout d’abord, la pièce suit un rythme effréné : les scènes s’enchaînent vite et naturellement ; et on a, à part les tirades de Cyrano de Bergerac, beaucoup de dialogues vifs (stichomythies pour le terme technique). La pièce est « montée » comme au cinéma. De plus, plusieurs effets de lumières, d’écran, ou sonores, donnent l’impression d’« effets spéciaux », certes simplistes, mais qui font vivre le décor. Ce rythme, c’est celui de l’esprit d’Edmond, l’artiste qui cherche son inspiration, qui passe d’idée en idée :
« Mais tu es complètement dérangé !
– Bien sûr, je suis auteur ! »
Edmond, Alexis Michalik
Ainsi, l’originalité de cette pièce, c’est qu’elle est aussi cinématographique que théâtrale. Edmond est d’ailleurs adapté en film en 2019 : si vous ne pouvez pas vous rendre au théâtre, c’est un très bon film selon la critique. En comparaison avec la pièce, je l’ai trouvé un peu pâle, justement car on en perdait la théâtralité et que c’est cette dualité qui est intéressante.
Car avec Edmond en pièce, on garde l’émotion, l’excitation exaltée par la scène. C’est une expérience qu’on ne comprend qu’une fois vécue : aller au théâtre c’est voir une histoire, plus vivante que jamais, se dérouler devant soi, c’est sentir les acteurs vibrer dans leur rôle, et toute la salle fascinée dans une écoute respectueuse. C’est cela qui, selon moi, empêchera le théâtre de devenir ringard. Même si sa fréquentation baisse à cause du numérique, il y aura toujours une certaine aura propre au théâtre, et au spectacle vivant en général, que le public viendra trouver. Et si les pièces classiques peuvent toujours être intéressantes, le théâtre contemporain offre une diversité de styles, de sujets différents, plus proches de nous. Le théâtre, bien qu’il soit un art très ancien, s’adapte aux attentes de son époque : c’est en cela qu’il reste moderne.
Alexis Michalik parvient donc à célébrer le chef d’œuvre théâtral qu’est Cyrano de Bergerac tout en le rendant actuel. Edmond passe toujours au théâtre du Palais Royal (qui de surcroît est splendide), ne le manquez pas. Cette pièce a l’humour, le romantisme, l’historique, l’épique, la poésie, et surtout… le panache !
Danaé Roques