Soudain, tout est comme il faut. La température, la compagnie, le lieu. Non seulement tous pris individuellement, mais aussi l’harmonie qui les lie les uns aux autres. C’est la perfection atteinte sans effort, qui se manifeste d’un seul coup et qui fait sourire pendant quelques minutes puis chaque fois que l’on y repense, sans nostalgie.
La perfection d’un moment. Impossible à convoquer, elle se convoque d’elle-même ; s’impose à nous – ou plutôt, s’incarne en nous. Pour reprendre une métaphore peut-être trop utilisée mais pleine de justesse, c’est la vague de bonheur qui se brise et inonde tout, d’un seul coup.
Le paradoxe de la perfection tient dans sa nature abyssale. Le langage courant s’attache à la perfection alors qu’il est difficile de la définir sans en oublier quelque chose ou de s’écarter de l’abstrait. La perfection, alors qu’elle a mille manières de se manifester pour un même phénomène.
Il est impossible de convoquer la perfection d’un moment, puisque nous nous inscrivons au sein d’un réseau complexe et insaisissable de relations aux autres et de dynamiques obscures. La perfection qui suscite l’euphorie intérieure est le produit d’une combinaison d’éléments imprévisibles, et changer ne serait-ce qu’une fraction de ce qui se produit – du moins, si l‘on a réussi à en saisir tous les ressorts – pourrait aboutir au même effet pour des raisons totalement différentes, ou le perdre entièrement.
C’est aussi là que le piège se tient. En me projetant dans une sieste dans l’herbe, je m’enthousiasme à l’idée de cette perfection ressentie parce que je pense comprendre ce qui se joue dans cet enchevêtrement du monde qui amène à une sorte de paroxysme de l’être. Je sais que je l’ai déjà ressentie dans des circonstances grossièrement semblables, je pense donc pouvoir recréer ses conditions d’existence. Le problème est qu’il existe dans cette approche stratégique une quasi-certitude de la déception, même infinitésimale, née de l’impossibilité de comprendre tout ce qui se joue au moment donné. Si je travaille toute la journée en prévision de l’heure que je passerai allongée sur la pelouse du parc voisin, je peux imaginer tout ce qui fera de ce moment un instant de perfection au détail près : la musique écoutée, le soleil qui chauffe la peau, l’odeur de l’herbe qui glisse dans le nez, un sentiment de calme absolu. Cependant, je ne peux pas prévoir, a fortiori empêcher tout le légèrement désagréable qui se manifestera : une brise un peu trop fraîche, un soleil un peu trop brûlant, la trop grande affluence, la peur que le ballon des enfants d’à côté ne ressente une trop grande attraction pour mon visage. Je ne suis pas maîtresse de la vie des autres et des éléments : mon univers de contrôle est minuscule, et mon bonheur dépend, majoritairement, de la consonance de l’extérieur.
Que cette quête soit consciente ou non, nous recherchons tous ces moments au travers de nos actions. Toutefois, la perfection de l’instant tient sa richesse de son imprévisibilité. Si, par hasard, tout ce que je m’étais imaginé se produisait, y aurait-il le même sentiment d’euphorie que lorsque le hasard se joue ? Il y a un effet de surprise constant qui amène à ce sentiment de bonheur culminant, et pouvoir prévoir la perfection se rapprocherait plus d’une stratégie de conjuration flirtant avec l’artificiel.
Heureusement, le problème principal n’est pas de rechercher ces moments, mais de s’en priver soi-même en les cherchant trop.
Le piège nous enjoint donc de nous enthousiasmer pour une brume : ne pas trop prévoir pour apprécier ce qu’il se passe et ne pas goûter l’amertume de la déception, justifiée ou non. Il n’y a rien de pire que le sentiment de manque alors que l’on voudrait jouir sans bornes du souvenir ou de l’instant présent. On pourrait penser à l’idéal rousseauiste de la juste mesure du désir : ne pas trop fantasmer pour ne pas être trop déçu. Seulement la tournure négative de cette pensée relève plus de la restriction, alors qu’il s’agirait davantage de ne pas trop fantasmer pour permettre à toutes les éventualités de se déployer là où elles le peuvent, sans que l’on cherche à inciter quoi que ce soit. Une ouverture au hasard, à l’inimaginable, en restant fixé sur cette unique idée abstraite d’un moment d’imprévus.