Visas d’exploitation cinématographique : la censure administrative au service de la liberté d’expression

En France, l’attribution du visa d’exploitation, nécessaire à la diffusion d’un film en salle et à son accès aux aides à la production, est subordonnée à l’autorisation du ministre chargé de la culture. Il suit pour cela l’avis de la Commission de classification du Centre national du cinéma et de l’image animée, et accompagne ou non le film d’interdiction de diffusion pour certaines classes d’âges. Ce « contrôle administratif […] préalable comportant obligation de soumettre à autorisation la création et le contenu de toute publication” (1) correspond à la définition même d’une censure administrative ministérielle. 


L’utilisation du terme « censure » dans la doctrine n’est pas neutre et sert généralement la condamnation d’un tel système au nom de la défense des libertés, notamment de la liberté d’expression. Inscrite à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, elle est pensée de façon absolue par ses défenseurs, qui conçoivent la censure seulement en opposition à elle. Pourtant, la sauvegarde de l’ordre public suppose qu’aucune liberté ne saurait être absolue. Ceci implique d’évaluer les rapports, plutôt que l’opposition, de la censure (en tant que système de régulation organisé entre la Commission et le juge administratif) au respect de la liberté d’expression dans le droit positif. Il semble ainsi que le système français d’attribution préalable protège in fine la liberté d’expression. Il ne sera ici question ni du pouvoir de police général du maire, ni de la censure économique ou judiciaire.

Le système de normes dans lequel ce régime s’inscrit et les objectifs qu’il poursuit semblent légitimes (I). Depuis 2001, l’adaptation des critères de classification à ces objectifs cherche à écarter toute automaticité nuisible à la liberté d’expression (II). Cette subjectivisation redonne une place centrale à la Commission de classification, dont la représentativité garantit un caractère démocratique à l’inévitable régulation morale, minimisant l’atteinte à la liberté d’expression (III).

I – La légitimité du cadre restrictif du régime des visas d’exploitation

La légitimité de l’encadrement du régime d’autorisation préalable permet d’en nuancer le caractère attentatoire à la liberté d’expression. 

D’abord, ce régime est conforme au système de normes dans lequel il s’inscrit. Il respecte notamment la liberté d’expression au sens de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales, difficilement contestable en matière de défense des libertés (2) . Ce régime est également encadré par les principes par rapport auxquels il est contrôlé. Si le juge administratif a, par le passé, accepté le refus de visa d’exploitation pour des motivations politiques, son glissement vers un contrôle de proportionnalité favorise désormais son impartialité. La censure n’est aujourd’hui pas plus idéologique que morale : la Commission comme le juge administratif se sont écartés du contrôle des mauvaises mœurs en elles-mêmes pour ne les prendre en compte qu’en vue de la protection de l’enfance et de la dignité humaine

La restriction matérielle des critères d’opposabilité à la liberté d’expression concentre donc l’enjeu du système d’autorisation entre la défense de cette liberté et le respect de telles protections. L’attribution des visas revient alors à confronter ces principes, d’égale valeur constitutionnelle. Qualifier la protection de la dignité humaine et celle de l’enfance de censure semble donc délicat et peu utile, puisqu’on ne pourrait envisager leur abandon. En outre, la forme même du contrôle de proportionnalité du juge, qui influence la décision du ministre, comporte un biais en faveur du principe de la liberté d’expression : c’est bien l’atteinte à celle-ci qu’il faut justifier, et non la nécessité de son respect qu’il faut démontrer. 

II – La consécration de la prise en compte des effets sur le spectateur par l’intervention réglementaire de 2017

Les dernières réformes réglementaires se recentrent sur l’objectif de protection du spectateur, en minimisant l’automaticité des interdictions, allant dans le sens de la liberté d’expression. 

Le législateur, en attribuant ce pouvoir de police au ministre chargé de la Culture, a laissé au pouvoir réglementaire et au juge le soin de préciser les critères de classification. Cette adaptabilité aux évolutions sociétales échappe au risque d’arbitraire politique grâce aux garde-fous constitutionnels et législatifs suscités, et au contrôle du juge, ce qui se vérifie empiriquement par l’absence de corrélation entre l’évolution des critères et l’alternance politique. Les critères réglementaires se limitent aux transitions entre les catégories les plus sévères, et ont été introduits afin notamment d’éviter l’ixification automatique d’un film interdit aux mineurs de 18 ans, et plus récemment à ceux de 16 ans. S’agissant de la catégorie dite « X » des « films pornographiques ou d’incitation à la violence », leur régime de diffusion peut paraître sévère. Il n’est toutefois pas contradictoire avec la défense des libertés à l’échelle de l’individu : ces films reposent par définition sur l’aliénation au contenu, dont la finalité est justement d’attiser certaines pulsions au détriment d’une distanciation du spectateur. 

La réforme de 2017 met un terme à l’interprétation finaliste libérale du juge administratif. Il avait par exemple aventureusement remplacé le critère de « non-simulation » par celui de « non-dissimulation » afin d’envisager une restriction plus clémente (concernant l’attribution du visa pour Love, de Gaspard Noé). Cette « dilution sémantique » du critère réglementaire a également été opérée pour la violence, lorsque, pour un visa attribué avant 2017 (Salafistes, documentaire de François Margolin et Lemine Ould M. Salem), le juge considère que le traitement des scènes (réelles) de torture, ainsi que la liberté d’information pour les mineurs ne permettent pas de qualifier ces scènes de « très grande violence ». La réforme de 2017 permet à la Commission de ne craindre ni la binarité du texte ni l’interprétation du juge, et d’apprécier la « nature des scènes » ou le « parti pris esthétique ». Ils ont, jusqu’à maintenant, uniquement eu des effets émollients sur la classification. La réforme se veut donc libérale puisqu’elle limite donc les voies de recours du principal requérant, l’association conservatrice Promouvoir.

III – La représentativité de la Commission, principale garante des libertés 

La subjectivité et l’autorégulation que suppose un tel système sont inévitables en matière de création cinématographique, il est donc bienheureux pour la liberté d’expression que la Commission en soit responsable. 

L’assouplissement des critères (le critère de « très grande violence » devient « grande violence », celui de non-simulation du sexe disparaît et celui, cumulatif, de la « nature de scènes » apparaît) consacre corollairement la subjectivité dans l’appréciation de la classification. La subjectivité paraît inévitable en matière de classification des films. Lorsqu’elle appartient au juge administratif, ni expert ni représentatif de la société, elle est vectrice de partialité et d’insécurité juridique. La réforme a toutefois déplacé le pouvoir d’interprétation subjective vers la Commission, dont la composition quadripartite recherche justement la représentativité. 

C’est également par sa représentativité que la Commission devient garante de la liberté d’expression. Si on ne peut nier le fait qu’un système d’autorisation oriente nécessairement la création, il y a lieu de s’interroger sur les fondements de cette orientation. Ce système influence notamment la création par les phénomènes de régulation et d’autorégulation morales qui en découlent. Dans un système d’autorisation préalable et a fortiori après la réforme de 2017, celles-ci se fondent sur les habitudes d’attribution des visas par la Commission et non sur celles du juge. On retrouve alors l’expression organique de la distinction opérée par Gilles Lebreton (pourtant défenseur d’un système déclaratif) entre « l’ordre moral », imposé par le haut, et la « moralité publique », conjoncturelle et venue de la moyenne (3). Un simple système de déclaration placerait les décisions du juge et non plus celles de la Commission comme référence à l’autorégulation, ce qui minimiserait le caractère démocratique de l’inévitable autorégulation morale.

Par Clémence Delahaye

(1) : S.v. « Censure », dans H. Gaudin et al., Dictionnaire des droits de l’Homme, Vendôme, Puf, 2008

(2) : « Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de […] cinéma […] à un régime d’autorisations » CEDH, art. 10

(3) : G. Lebreton, Libertés publiques et droits de l’homme, Paris, Puf, 2008, p.511

Bibliographie

I – Monographies et ouvrages généraux

BOSSIS Gaëlle, ROMI Raphaël, Droit du cinéma, L.G.D.J, Paris, 2004

LEBRETON Gilles, Libertés publiques et droits de l’homme, Paris, Puf, 2008

II – Articles

CREPEY Edouard, « La police du cinéma et le sexe : nouvelles précisions », AJDA, 2015, p. 2108

DOUNOT Cyrille, « Les nouvelles règles d’attribution des visas d’exploitation cinématographique sont-elles plus laxistes que les anciennes ? », AJDA, 2018, p. 1457

MEDARD INGHILTERRA Robin, « De la jurisprudence à la réforme réglementaire : le visa d’exploitation cinématographique à l’épreuve d’un effet ciseau », La Revue des droits de l’homme [En ligne]

III – Rapports et études

MARY Jean-François, RUGGERI Catherine et al., Rapport d’activité de la Commission et des comités de classification des œuvres cinématographiques du 1er janvier 2013 au 31 décembre 2015, 2017

MARY Jean-François, Rapport relatif à la classification des œuvres cinématographiques relative aux mineurs de seize à dix-huit ans, 2016

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