Qu’est-ce que l’asexualité?

Peut-être en avez-vous déjà entendu parler, peut-être ce mot est-il nouveau ou mystérieux pour vous, ou peut-être êtes-vous asexuel·le. Ce petit article va vous donner, je l’espère, un aperçu de ce qu’est l’asexualité et des enjeux que cela soulève d’un point de vue social et politique.

Que ce soit avec Michel Foucault, Judith Butler, ou toute la littérature LGBTQIA+, on constate que nos sociétés occidentales contemporaines se fondent sur le sexe, que ce soit par l’hétéronormativité, l‘injonction à la reproduction et même l’injonction à faire une expérience sexuelle (quoi que cela puisse désigner), il est ainsi difficile pour les personnes asexuelles d’être reconnues et d’avoir de la visibilité.

Ce n’est que depuis moins d’une dizaine d’année que des livres (encore très peu nombreux et tous écrits en anglais sans traduction) ont commencé à être publiés sur le sujet, tels que Asexuality : A Brief introduction (2012) par Asexuality Archive, Ace&Proud : An Asexual Anthology (2015) de A.K. Andrews, The Invisible Orientation : An Introduction to Asexuality (2015) de Julie Sondra Decker et plus récemment Ace : What Asexuality Reveals About Desire, Society and the Meaning of Sex (2020) d’Angela Chen.

Définition

Une orientation sexuelle est le fait d’être attiré·e sexuellement par un ou des genres. Être asexuel·le est donc le fait de ne pas ressentir d’attraction sexuelle envers aucune personne, quelle que soit son genre (en sachant qu’il existe d’autres types d’attraction comme celle romantique, sensuelle, esthétique etc.). De nombreux débats ont eu lieu pour savoir si l’asexualité est ou non une orientations sexuelle. Les organisations telles que AVEN (Asexuality Visibility and Education Network) et Asexuality Archive l’ont classifiée comme telle du fait, entre autres, du spectre de l’asexualité. Par exemple, certaines personnes ne vont jamais ressentir d’attraction sexuelle, d’autres vont la ressentir rarement, à certaines occasions, et d’autres encore vont la ressentir sous certaines conditions etc. Cela ne se résume donc pas à une binarité entre les personnes qui ressentent l’attraction sexuelle et celles qui ne la ressentent pas ; il y a une multiplicité d’expériences et de ressentis entre les deux. Il existe de nombreuses micro-identités au sein de l’asexualité pour embrasser la complexité de la sexualité/asexualité et pour laisser les personnes s’identifier comme elles le souhaitent (et si elles le souhaitent), permettant à leur sexualité de changer.

Il est toutefois réellement difficile pour une personne asexuelle d’être reconnue sans être invalidée, jugée, moquée, marginalisée, de même qu’il est difficile de simplement prendre conscience de son asexualité alors qu’on baigne dans une société hypersexualisée.

L’une des problématiques, à la fois linguistique et conceptuelle, de l’asexualité est que pour être expliquée, il faut que les personnes asexuelles définissent et décrivent le phénomène dont ielles ne font pas l’expérience (l’attraction sexuelle). Comme l’explique Angela Chen, c’est expliquer par le champ lexical du manque, donnant ainsi l’impression qu’ielles demandent la légitimité tout en se reconnaissant déficient. Il s’agit donc d’expliquer l’attraction sexuelle via negativa, c’est-à-dire ce que ce n’est pas, et ce que le fait de ne pas ressentir cette attraction n’empêche pas de faire (d’où tout le vocabulaire et les distinctions quand il s’agit de parler de l’asexualité).

Des distinctions importantes ont vu le jour pour lutter contre les préjugés envers l’asexualité: la façon dont on confond l’attraction et le comportement sexuel, l’asexualité et le célibat, l’asexualité et le dégoût du sexe, l’asexualité et la virginité, l’asexualité et le manque de libido, etc. Il y a notamment un amalgame entre la sexualité et l’orientation sexuelle : l’orientation sexuelle n’est qu’une partie de la sexualité puisque cette dernière comprend également la masturbation, les fétiches, les fantasmes, les pratiques seul·e ou à plusieurs etc. En ce sens, il est tout à fait possible d’être asexuel·le et d’avoir une sexualité : je peux ne pas ressentir d’attraction sexuelle envers quelqu’un mais faire du sexe, jouir, être amoureux·se, me masturber, avoir des fantasmes etc. La (non)attraction sexuelle ne détermine pas forcément le comportement sexuel, les sentiments et autres envies, désirs et émotions.

Invisibilisation

Le modèle de l’orientation sexuelle établi par Alfred Kinsey en 1940 (reconnaissant trois principales orientations : l’hétérosexualité, la bisexualité et l’homosexualité) ne laisse pas de place à l’asexualité, isolant ainsi les personnes asexuelles. Internet fut et est toujours un facteur clé pour remédier à cette invisibilisation. La majorité du savoir que l’on a aujourd’hui sur l’asexualité (notamment les distinctions conceptuelles des micro-identités, des attractions, des attitudes sexuelles) s’est construit de manière informelle par des personnes partageant leurs expériences, leurs ressentis et leur vécu, et ce savoir est toujours en construction. Le site AVEN (Asexuality Visibility and Education Network) créé par David Jay a grandement contribué à conceptualiser l’asexualité comme une orientation sexuelle et un terme identitaire, en lien avec la communauté LGBTQIA+. Grâce à internet, un mouvement asexuel a émergé (c’est encore récent) avec l’intention de créer une nouvelle culture qui va à l’encontre de l’obsession sociale du sexe pour donner une place à tout le monde.

Politique

L’asexualité est un terme politique ayant une utilité pratique : il clarifie l’expérience et les émotions que les personnes asexuelles vivent et qui ne semblent pas être partagées par leur entourage. D’après Angela Chen, tout s’inscrit, de façon plus sociale et politique, dans la compulsory sexuality qui désigne un ensemble de jugements et comportements soutenant la croyance que chaque personne normale est sexuelle. Ainsi, ne pas vouloir du sexe (d’une façon socialement approuvée) est considéré comme pas naturel, et les personnes pour qui la sexualité n’a pas d’importance passeraient à côté d’une expérience essentielle de la vie. Comme si le fait de ne pas éprouver d’attraction sexuelle envers quelqu’un posait un problème à la société.

De la compulsory sexuality découle le « mythe du sexe » (terme de Rachel Hills) désignant la croyance que le sexe est une expérience plus spéciale, la source d’un plaisir plus parfait que toute autre activité existante.

Ainsi, selon ce mythe, pas de sexe signifie pas de plaisir ou pas d’habilité à prendre du plaisir. Être asexuel·le devient synonyme de prude, froid·e, cassé·e, disfonctionnant·e, frigide, ennuyeu·x·se… Selon Anglea Chen, on voit là tout l’enjeu social du sexe : montrer qu’on n’est pas fermé·e, froid·e, sans passion mais qu’on a le capital social et financier d’être « dans la mouvance », amusant, multiorgasmique, d’un statut élevé, menant une vie de plaisir. En cela, l’asexualité peut être un grand challenge concernant les stéréotypes de genre : comment affirmer son asexualité quand la société dit qu’un homme doit être sexuellement agressif, hypersexuel, hétérosexuel ? Comment affirmer son asexualité quand la société fait comprendre qu’une « femme libérée » est une personne indépendante, audacieuse, féministe, qui prend les devants de sa sexualité et cherche le plaisir sexuel ? Si cette personne ne souhaite pas faire du sexe, elle est considérée comme pure, chaste, innocente, abstinente. Le sexe est devenu féministe : prouver qu’on cultive le plaisir féminin est une manière de pratiquer la politique féministe. Angela Chen le souligne très bien : le message est « nous avons libéré notre sexualité, nous pouvons faire autant de sexe que nous voulons ». Sauf que le « autant de sexe que nous voulons » est synonyme de « beaucoup de sexe », entraînant une nouvelle oppression voire répression, de sorte que si une personne dite femme ne veut pas faire du sexe, on pensera que c’est parce qu’elle ne s’est pas encore libérée de la culpabilité, du refoulement et du patriarcat. Par la sexualité, il faudrait prouver que nous correspondons aux normes de notre société, de notre époque, et c’est aussi une manière de montrer un engagement politique et social.

À notre époque, la sexualité est une identité et une manière d’exister, cependant le problème est la compulsory sexuality : si cela n’existait pas, les personnes asexuelles n’auraient pas besoin d’une communauté qui les soutienne et reconnaisse toute manière de vivre sa sexualité (y compris ne pas y accorder d’importance). Si la communauté asexuelle se bat pour davantage de visibilité, de reconnaissance et de changement, c’est parce qu’elle veut un lieu où il n’y ait pas de pression sexuelle et où cette pression ne pèserait pas non plus sur les autres.

L’asexualité s’inscrit donc dans tout un contexte social et politique qu’elle remet en question : pourquoi notre sexualité devrait définir notre identité, notre caractère, nos relations aux autres? Pourquoi est-ce que le discours social devrait-il réguler nos comportements, leur attribuant une valeur moral en fonction de leur correspondance à la norme ? Pourquoi cette pression à être sexuel·le et à le montrer, le prouver ? De même, pourquoi les personnes asexuelles doivent-elles justifier leur asexualité, montrer qu’elles remplissent « les critères »? Pourquoi juger les autres en leur disant si ce qu’ielles ressentent est normal ou non, alors même qu’on n’est pas à leur place?

L’asexualité peut être parfois compliquée à saisir par toutes les nuances et distinctions qu’elle comprend. Le plus important est de retenir que ne pas ressentir d’attraction sexuelle est tout aussi valide qu’en ressentir. Et accepter la diversité des ressentis et des expériences de chacun·e permet le dialogue, le partage et l’enrichissement, le tout dans la bienveillance.

Note : la compulsory sexuality est une expression venant de la compulsory heterosexuality (terme d’Adrienne Rich) qui désigne un ensemble de jugements et de comportements soutenant l’idée que l’hétérosexualité est la seule option par défaut. Cela répand la croyance que l’hétérosexualité est courante parce que naturelle. Or, l’hétérosexualité, plus qu’une orientation, est une institution qui est transmise, conditionnée et renforcée.

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