À moins de 6 mois de l’élection présidentielle, la campagne électorale s’annonce déjà avec son lot de postures récurrentes. Parmi celles-ci, l’une d’elle fait figure de tradition quel que soit le bord politique : la mise en accusation de la technocratie. Ainsi Jean-Luc Mélenchon affirmait en 2012 qu’il fallait “sortir du pessimisme et de la technocratie européenne”. Jacques Chirac dénonçait déjà, en 1995, une “Europe technocrate”. Marine Le Pen enfin, affirmait en 2017 l’absence de démocratie dans la technocratie européenne.
On pourrait arguer que la plupart de ces critiques portent sur l’existence d’une technocratie inhérente à l’Union Européenne, et souligner ainsi que le problème ne se situe pas au niveau national. Ce serait cependant négliger un facteur politique majeur : en pleine campagne présidentielle, les candidats ont non seulement besoin du soutien d’une base électorale solide, mais aussi du soutien a minima passif des fonctionnaires, et notamment des hauts fonctionnaires. Cette théorie se confirme par la position d’hommes politiques moins liés aux partis ou ne briguant pas une investiture nationale : François Ruffin a ainsi fait de la lutte contre la technocratie en France une de ses figures de proue. L’enjeu porté par ce terme est donc d’une grande importance aujourd’hui, et mérite que nous y prêtions attention.
Tout d’abord, il s’agira donc de définir clairement ce que l’on entendra par “technocratie” et “démocratie”. Ces deux termes étant très usités en politique, il nous faudra donc éviter les écueils dus à une trop grande politisation. La technocratie est souvent caractérisée par le “gouvernement des experts”. En tant que notion, elle décrit une méthode de gouvernance où les différentes décisions politiques et administratives sont significativement orientées par des logiques et arguments technico-scientifiques. Nous lui attribuons bien souvent une connotation fortement péjorative et critique. En tant que système politique, la technocratie est régie par un ensemble d’individus qui œuvrent à sa perpétuation : nous la qualifions parfois de “classe technocrate”. Selon le Larousse, un technocrate est un “homme, femme politique ou haut fonctionnaire qui fait prévaloir les données techniques ou économiques sur les facteurs humains”. Cependant, si on étudie le débat public, on remarque que le terme de technocrate englobe une réalité bien plus large. Ainsi, lorsqu’il est évoqué, il englobe à la fois ces techniciens considérés comme aveugles aux réalités humaines, mais vise également les décideurs issus des (très) grandes écoles telles que l’Ecole nationale d’administration (qui sera très prochainement remplacée par le nouvel Institut du service public), l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences Po) ou encore l’Ecole Polytechnique. Nous définirons donc la technocratie comme le système mis en place par les technocrates dans le cadre de leur exercice du pouvoir. Pour ce qui est du terme “démocratie”, nous la définirons comme un système politique dans lequel la souveraineté émane du peuple. Cela implique que dans un régime démocratique, c’est au nom du peuple et avec son accord après consultation que sont prises les décisions de l’Etat.
Nous allons voir comment le fait technocratique peut entraver la vie démocratique, à travers trois prismes, à savoir le social, l’institutionnel, et l’idéologique. Malgré leurs similarités manifestes, il convient d’en souligner les distinctions. En quoi les phénomènes de transformation sociale que sont les technicisations et les technocratisations limitent la participation civile dans les décisions et organisations des diverses activités de la société ? D’autre part, il existe en France, plus qu’une dynamique de technocratisation, une structure technocratique qui au sein de l’appareil d’Etat restreint l’institution démocratique. Enfin, ces divers phénomènes qu’ils soient dynamiques ou étatiques sont soutenus par une formation idéologique propre au fait technocratique, qui à la fois renforce ces dynamismes mais également va à l’encontre de l’idée de la démocratie.
La technicisation de la société et ses dynamiques de technocratisation : place à l’expertise, au détriment de la participation civile
Un premier phénomène de technicisation
La technicisation des différents pans de la société implique une complexification des procédés, décisions et organisations. Un plus haut degré de qualification est alors souvent requis pour participer de manière effective à ces activités. Leur accessibilité est moins grande, l’exclusion des citoyens quant à elle, plus grande. Ainsi la participation civile est grandement limitée.
Un premier exemple, historique, découlant de la technicisation et qui illustre le phénomène d’écrasement de la société civile dans la participation aux mécanismes décisionnels et organisationnels, est celui de l’organisation technocratique de la municipalité de Toulouse de 1959 à 1971. Durant cette période, la ville a été frappée par une rupture marquante entre son corps administratif et sa population, dont les déterminants ont été l’autonomisation accrue de l’institution municipale et une communication municipale devenue de plus en plus opaque et rare. En effet, une sorte d’asymétrie informationnelle conséquente s’est progressivement installée entre les deux parties, la publication des bulletins municipaux ayant été supprimée et les dossiers administratifs jugés complexes ayant été rendus difficilement accessibles. La population toulousaine a ainsi vu durant les années 60 son pouvoir politique au sein de la commune être réduit au profit d’une indépendance plus importante de la municipalité, ayant pris la forme d’un centre décisionnel technocratique qui organise alors comme la nomme Jean-Yves Nevers, une “techno-structure locale périphérique”[1]. Ces nouvelles pratiques remplacent les liens organiques d’autrefois entre la population et la municipalité, la population se retrouvant ainsi exclue de la vie municipale.
Un deuxième exemple de technicisation que nous pouvons relever est celui de l’agriculture. La technicisation croissante du secteur agricole – ce dernier correspondant au deuxième marché mondial de la robotique de service professionnel – a directement contribué au développement de la filière de l’agroéquipement qui regroupe tous les métiers liés au machinisme agricole. L’agroéquipement représente aujourd’hui 100 000 emplois répartis en France[2]. Cette technicisation marque la fin, ou du moins la marginalisation de l’art paysan. Le lien organique traditionnel institué entre l’agriculteur, la terre et les consommateurs est rompu, faisant place à un procédé de production rationalisé, intensifié et massifié. Ainsi, la production des denrées alimentaires devient une affaire de professionnels qualifiés, privant dans ces grandes organisations agricoles les contributions populaires.
Une technocratisation généralisée qui touche tous les pans de la société
Le phénomène de technocratisation se manifeste sous plusieurs formes et au travers de diverses organisations ou secteurs composant la société. Ainsi, il ne concerne pas seulement des filières traditionnellement industrialisées et techniques, mais la plupart des secteurs sociétaux. Ces dynamiques de transformation sociale ne sont donc pas des phénomènes isolés. Un des exemples les plus illustratifs de cette omniprésence est de manière étonnante, le monde associatif, qui a très largement été infiltré par le fait de la technocratisation comme le souligne Julien Vignet[3]. L’exemple emblématique est celui de Greenpeace. Cette organisation non gouvernementale internationalement reconnue agissant pour la protection environnementale, présente aujourd’hui un budget mondial équivalent à 200 millions d’euros et regroupe plus de 3 millions d’adhérents, dont plus de 35 000 activistes et 3000 militants[4]. Ainsi, même des associations prétendument “anti-technocratiques” (à titre d’exemple, Greenpeace s’est engagé contre l’implantation d’un centre de recherche de la firme pétrolière Total au sein du campus de l’Ecole Polytechnique, principal lieu de formation des ingénieurs technocrates comme nous allons le voir plus tard) adoptent de plus en plus un mode d’organisation et de fonctionnement technocratique global. Ceci limite considérablement les initiatives individuelles et en particulier les actions coordonnées à l’échelle locale. Le militantisme, traditionnellement un mode d’action politique proche et accessible pour la population, se professionnalise.
La gestion des services fondamentaux a également connu un important processus de technocratisation. L’exemple de l’eau, le premier des biens vitaux, est frappant. En effet, dus aux “innovations technico-financières” comme les qualifient Mathieu Uhel[5], les services de l’eau potable et de l’assainissement ont été délégués du secteur public – autrement dit des municipalités – au secteur privé. Contrairement aux autorités locales, les entreprises privées disposent d’un savoir-faire, d’une maîtrise technique et de ressources économiques importantes, pour pouvoir mettre en place un système de gestion de l’eau efficace et financièrement rentable. S’ajoutent à cela la forte centralisation du pouvoir par l’Etat au détriment d’une certaine indépendance décisionnelle des collectivités territoriales, et les bonnes relations entretenues entre les actionnaires des entreprises prestataires et la haute administration publique, acteur dominant de la centralisation. L’ensemble de ces facteurs ont contribué à la privatisation de la gestion de l’eau potable, assurée très majoritairement par trois grandes firmes, les “trois sœurs »[6] : la Compagnie Générale des Eaux, la Lyonnaise des eaux et la SAUR (Société d’aménagement urbain et rural), qui à elles seules gèrent 80% de la distribution d’eau de la population française et monopolisent donc ce marché. Cette gestion privée d’un bien commun fondamental et sa structure ”oligopolistique”[7] sont cependant largement critiquées. La légitimité de quelques grands groupes à avoir mainmise sur une ressource vitale de la quasi-totalité de la population, ainsi que leur capacité à pouvoir assurer une responsabilité sociale et environnementale, sont très fortement contestées par la société civile et de plus en plus par des autorités locales comme les municipalités.
Ainsi, le fait technocratique concerne également des secteurs produisant des biens vitaux et fondamentaux pour l’homme. Si s’hydrater semble être une activité très simple et primitive, la gestion de l’eau est actuellement en France, une affaire technocratisée et éminemment technique, difficilement compréhensible sans qualification spécifique. Un dernier exemple, celui de l’énergie nucléaire, peut être relevé. Il est moins étonnant que les deux précédents, du fait de sa technicité initiale, mais il n’est pas moins négligeable. Représentant 75% de la production électrique française[8], et sachant que la quasi-totalité du territoire français est électrifié, la technocratisation notamment permise par la solide Commission de l’énergie atomique (CEA) reste un fait considérable. Uhel va jusqu’à parler de “nucléocratie”[9].
Une société « programmée » ?
Le contrôle de la société tend ainsi à être exercé par la technostructure, regroupant les technocrates à la tête des procédés décisionnels[10]. Dans cette société « programmée », une forte logique de structure, régie par l’obligation du résultat est instaurée. Celle-ci est mise en œuvre par un degré élevé de standardisation des résultats, un système de rationalisation des procédés, qui permettent in fine une planification globale de la société. Par le phénomène de technicisation et de la privation de la technique au profit des technocrates, la société se trouve donc paramétrée dans son ensemble par une frange de la population qu’est le groupe social dirigeant.
Le fait technocratique s’illustre bien donc à travers un phénomène de technocratisation. Celui-ci influe sur l’ensemble de la société, et des secteurs apparemment peu techniques comme l’associatif ou le militantisme sont également concernés, ce qui est quelque chose de remarquable et d’étonnant.
Une technocratie d’Etat, des technocrates fonctionnaires : un pouvoir de décision concentré et réservé à un groupe restreint d’individus
La technocratie est une affaire d’Etat en France : de la formation de son personnel jusqu’à l’établissement de liens intimes entre les sphères publique et privée. L’Etat présente ainsi deux dimensions apparemment complémentaires mais radicalement distinctes : d’une part, assurer la démocratie électorale, et d’autre part, produire une technocratie. D’ailleurs sont-elles réellement en complémentarité, ou à l’inverse en contradiction ?
Le personnel technocratique : un groupe social à part ?
Le premier élément caractéristique de la technostructure est l’extrême sélectivité de son accès : les technocrates sortent, dans leur grande majorité, de l’Ecole polytechnique ou de l’ENA. Pour intégrer les grands Corps (corps des Mines, corps des Ponts et Chaussées pour les grands corps techniques, le Conseil d’Etat, l’Inspection Générale des Finances et la Cour des Comptes pour les grands corps administratifs), ils ont occupé pour la plupart le haut des classements de sortie de ces écoles, qui sont elles-mêmes quasiment inaccessibles. En effet, pour ce qui est de l’X, les élèves des classes préparatoires de grands lycées parisiens et qui de surcroît peuvent faire partie des classes étoilées en deuxième année, sont largement favorisés pour l’intégrer. Il suffit de regarder les classements des classes préparatoires scientifiques sur le site de l’Etudiant[11] pour constater que la plupart des lycées n’ont jamais ou quasiment pas d’élèves qui réussissent les concours X-ENS (abréviation de l’Ecole normale supérieure rue d’Ulm), lorsque pour la période 2010-2014, les lycées Louis Le Grand et Sainte-Geneviève se partagent en moyenne 40% des effectifs des promotions concernées[12]. En ce qui concerne l’accès à l’ENA, les énarques suivent très souvent un “parcours initiatique”[13] à Sciences Po Paris avant de constituer un effectif très faible à l’Ecole : entre 119 et 77 par an pour la période 2003-2020[14].
Le second élément est l’établissement et l’entretien de « l’esprit de corps »[15] qui perdure au sein de ces grands corps. Selon Bourdieu[16], un esprit de corps peut être défini comme un “sentiment de solidarité avec le groupe qui repose sur la communauté des schèmes de perception, d’appréciation, de pensée et d’action qui fonde la connivence réflexe des inconscients bien orchestrés”. En somme, il s’agit d’un mode de pensée collectif et dominant, en l’occurrence d’une classe quasiment hermétique, qui déterminent, qui « font » la technostructure. Cet « esprit de corps » surpasse donc toutes divergences politiques des technocrates. Il est le liant qui assure la conservation de l’entité qu’est la technocratie d’Etat et qui permet l’entretien des relations et des réseaux technocrates. Mais cela ne veut pas pour autant signifier que chaque corps ne présente pas un ”esprit” qui soit spécifique. S’il existe bel et bien un socle commun, les grands corps ont chacun un mode de fonctionnement et une logique de pensée propres à eux. Ainsi Marie-Christine Kessler va jusqu’à souligner la pertinence de parler d’ ’’esprit Inspection” (pour l’Inspection Générale des Finances) au lieu d’ ”esprit de corps”[17]. Finalement, ce « sentiment de solidarité » exclusive contribue à la séparation entre les technocrates et le corps social qui ne possède pas a priori un mode de pensée propre.
Enfin, le troisième élément caractéristique de la technostructure est la faible représentativité de la population. La reproduction sociale dans le milieu technocratique est un mécanisme extrêmement courant, ce qui pose un net problème de représentation de la population et de ses différentes aspirations au sein de l’appareil administratif. Étant donné que la technocratie est, comme mentionnée précédemment, sinon une classe, un groupe dirigeant. A titre d’exemple, dans la promotion 2019-2020 de l’ENA, seulement un étudiant sur 82 était fils d’ouvrier, alors qu’environ 20% de la population en emploi est ouvrière. Selon une autre étude de l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales), plus de 70% des élèves de l’ENA ont comme parent au moins un cadre (75% pour ce qui est de l’X) durant la période 1985-2009[18].
Pratiquer une idéologie technocratique : une priorité donnée à la technique au détriment du démocratique
Plus qu’un type de fonctionnement, la technocratie forme une idéologie. Si elle est parfois considérée comme “apolitique”, elle n’est certainement pas impartiale. La technocratie n’est pas un pragmatisme technique qui serait neutre. Il faut différencier “technicien” et “technocrate”[19]. Le fait technocratique est nécessairement accompagné d’une logique interne propre : celle-ci entrave les différentes dynamiques démocratiques mais également s’oppose à l’idéologie de la démocratie, ce que nous pourrions synthétiquement qualifier d’un “pouvoir” au “peuple”.
Une idéologie de la rationalité technique gestionnaire
L’idéologie de la rationalité technique gestionnaire se présente sous plusieurs angles. Toulouse est un premier exemple de cette logique, où la rationalité scientifique et technique sont en suprématie. La construction de la “techno-structure locale périphérique”[20] qui dure de 1959 à 1971 promeut des valeurs apolitiques et celle de la rationalité technique afin de maximiser l’efficacité du service public. Ces dernières contredisent la “démocratie clientéliste radicale” qui perdure de 1888 à 1912, et qui affirme des qualités éthiques et politiques, ainsi que la “machine politico-administrative »[21] du socialisme municipal de l’entre-deux-guerres qui défend des qualités partisanes.
L’agriculture est un deuxième exemple de cette idéologie, au travers de la systématisation extrême imposée au détriment du respect de l’art paysan[22]. Ce secteur décrit les problématiques de la scission rationalisée entre les différents modes de production. Les schismes des activités intra-agriculturales appellent à une technicisation, dès lors à une déshumanisation des procédés, comme le souligne la zootechnicienne Jocelyne Porcher[23].
Cette thèse de la rationalité technique gestionnaire amène à la considération des citoyens comme usagers de services dont il faut en faire la gestion. Encore une fois, l’exemple toulousain est pertinent à l’échelle municipale. La ville pratique dans les années 60 de nouvelles techniques de mesure et de traitement des besoins sociaux, tels que des sondages d’opinion et du travail social, où les citoyens sont considérés comme des administrés et usagers d’un appareil technico-bureaucratique colossal.
La modernisation numérique accentue l’émergence du principe de “citoyen-usager”. Cette notion peut être employée comme un indice sur l’évolution du concept d’État dans son cheminement vers la numérisation. Cette dernière contraint la population, perturbée par la brutalité des métamorphoses, à subir une reformulation des idéologies politiques et sociales qui s’adaptent aux nouvelles formes d’action de l’État, comme le souligne Marie Alauzen[24].
Les problématiques de cette dimension parfois déshumanisante de l’idéologie technocratique n’arrivent pourtant pas à remettre en question la validité de celle-ci, justifiée fréquemment par ses pratiquants (le personnel technocratique) comme nécessaire pour assurer l’intérêt “général” et satisfaire les besoins modernes de la population. Si ce terme est questionnable, notamment la signification de l’épithète ”général”[25], il est préférentiellement utilisé dans le langage technocratique, comme le démontre lui-même le polytechnicien et ingénieur des Mines Christian Stoffaës[26].
Incorporation de logiques propres au secteur privé
L’idéologie technocratique incorpore des logiques propres au secteur privé, notamment celles du management comme le démontre Maxime Cordellier et Simon Le Roulley[27]. Les institutions publiques comme l’hôpital[28] intériorisent des logiques qui leur sont étrangères. D’autre part, le partenariat public-privé accentue ce phénomène. La firme multinationale Veolia Eau crée un projet industriel nommé “Vers une gestion de l’eau au service des nouveaux enjeux territoriaux”[29] en partenariat avec l’Université de Versailles Saint Quentin des Yvelines. Le groupe GDF Suez fonde avec l’IEP de Bordeaux la chaire “Les contrats de partenariat public-privé : enjeux contemporains et défis pour l’avenir”[30].
Une idéologie dirigiste
La thèse de la rationalité technique gestionnaire se qualifie ainsi comme dirigiste. Ainsi Grand caractérise les grands Corps comme structure de pouvoir[31]. Ceci permet, entre autres, la légitimation de l’élitisme républicain qui est un pilier de la poursuite du projet technocratique, ce qui est parfaitement illustré par les propos de Stoffaës[32]. D’autre part, ce dirigisme introduit les structures capitalistiques traditionnelles dans un lien direct avec l‘appareil technocratique, qui agirait alors comme une nouvelle forme de liaison de l’Etat et du ”Capital” selon Uhel[33].
Il existe donc une idéologie technocratique, celle d’une rationalité technique gestionnaire, dirigiste, qui incorpore des démarches et logiques propres aux activités du secteur privé. Elle cherche la rationalisation et la systématisation des différents secteurs et activités de la société, en marquant la primauté de la science et de la technique. L’opinion publique ou l’expression démocratique sont ainsi reléguées au second plan : il est clair que ceci implique une opposition frontale aux principes et initiatives démocratiques.
Le fait technocratique peut donc nuire au fonctionnement démocratique. Ce fait se matérialise, comme nous l’avons vu, sous trois formes différentes, à savoir les phénomènes de transformation sociale que sont la technicisation et la technocratisation, une structure étatique de technocratie, et un fondement idéologique permettant la poursuite de la technocratie. Les champs concernés sont donc distincts : le social, l’institutionnel et l’idéologique. À chaque fois, la démocratie en tant que mode de fonctionnement politique, institutionnel ou tout simplement comme forme d’activité sociale impliquant la participation citoyenne semble être limitée.
Cet article se constitue de paragraphes tirés d’un travail effectué conjointement par Baptiste Virey et moi-même (cours d’initiation à la recherche, CPES1 2020-2021). Quelques modifications ont été apportées.
Suis-je toujours en accord avec ces lignes ? Je ne crois pas. Il s’agit ici de proposer matière à réflexion, à discussion (puisque le propos est sans doute discutable).