Nous avons rencontré María Bacilio, notre professeure cette année. María est doctorante à l’ENS et réalise une thèse sous la direction de Marc Crépon, dans laquelle elle entend proposer un nouveau paradigme de justice en se fondant sur des évènements bien précis : les viols de masse en République Démocratique du Congo et les disparitions aussi massives au Mexique. Pour approcher ces sujets, María compte aller sur le terrain et partir de celui-ci.
Ce ne sera pas la première fois que María fera l’expérience de la philosophie de terrain puisqu’elle a eu l’occasion de travailler durant un été à l’hôpital psychiatrique de la Borde, après quoi elle a animé un atelier dans une prison pour femmes au Mexique. Si ces deux expériences ont abouti à la production de travaux philosophiques, ceux-ci arrivent après une immersion et un engagement d’ordre pratique qui sont parties prenantes de la démarche philosophique, si ce n’est conditions de celle-ci.
Dans cet article, nous revenons sur les expériences de María à la Borde et en prison spécifiquement : ce qui l’y a menée et ce qu’elle y a appris, notamment concernant l’approche philosophique du terrain. Un second article à partir du même entretien fera l’objet de considérations plus générales sur le travail du ou de la philosophe de terrain et sur les retombées de l’expérience.
La clinique psychiatrique de la Borde et la prison au Mexique, deux premières expériences de la philosophie de terrain
Née au Mexique dans une famille de médecins et avec un père militaire, la médecine et le monde hospitalier en général étaient omniprésents dans la vie de María qui a grandi dans l’hôpital de ses parents.
« Je voyais les infirmières passer, tout le monde connaissait ma chambre… j’avais un rapport très proche à la médecine. Je pense que c’était au cours de ma première année de niveau secondaire que je me suis dit que je voulais faire de la philo. Au moment de choisir ma licence, je me suis posé la question : comment inscrire la philosophie dans la médecine ? Et particulièrement, ce qui m’intéressait, c’était la psychiatrie parce que c’était un champ de la médecine où l’individu n’était pas complètement saisi ; il y a tellement de chose qui échappent à la médecine concernant la santé mentale que ça me paraissait intéressant à approcher. Aussi peut-être le cliché des intellectuels fous, liés à la maladie mentale (rire). Mais disons que c’était comme ça, je me suis dit qu’un jour je m’intéresserais à la psychiatrie. »
Dans le cadre de sa licence, María a réalisé un échange avec Paris 8. Tandis qu’elle y étudiait Michel Foucault et sa relation à la psychiatrie, un professeur lui a parlé de l’hôpital psychiatrique de la Borde. Elle avait alors 21 ans.
« J’étais fascinée parce que je ne savais pas que c’était une clinique créée par un philosophe, Felix Guattari, qui était alors très jeune, et que les bases de ce projet sont des bases philosophiques. Ce n’était pas un projet ordinaire de clinique psychiatrique telles qu’on les connait, qui sont extrêmement critiquées. C’est quand je me suis approchée des gens qui travaillaient là-bas, que j’ai raconté de manière sincère comment je me sentais par rapport à la psychiatrie, mes intérêts, que je faisais de la philosophie, qu’ils mont invitée à venir à la Borde. »
Si le travail de Foucault montre en quoi le milieu psychiatrique est un paradigme de l’expression de certains rapports de pouvoir, María nous raconte comment quasi tous ces rapports sont mis en question à la Borde : « il y a une espèce d’égalité, qui crée un espace assez magique politiquement parlant. J’ai compris là aussi que la philosophie a cette capacité de vraiment apporter quelque chose même à des projets extrêmement concrets. »
En effet, selon les jours, María pouvait être infirmière, cuisinière, ou bien faire le ménage, par exemple. La place de chacun.e n’est pas vraiment claire, on ne sait pas si un.e tel.le est médecin, soignant.e, résident.e… « Je me souviens qu’au bout de trois semaines, quelqu’un venu voir une pièce de théâtre qu’on avait montée m’a demandé : ‘et toi, tu es patiente ?’ »
En rentrant au Mexique après la Borde, María n’avait qu’une envie : reproduire plus ou moins ce qu’elle avait vécu durant cet été 2014. C’est ainsi qu’elle s’est tournée vers une prison mexicaine pour femmes. Alors qu’elle compte organiser des ateliers avec des détenues, María se trouve face à des difficultés qu’elle n’avait pas rencontrées à la Borde.
« Quand tu arrives dans une prison au Mexique, tu te rends comptes qu’il n’y a pas de structure pour le faire ! Ce qu’ils ont réussi à faire à la Borde, j’ai compris que c’était une question de temps, une question de beaucoup d’erreurs ; il faut accepter que le projet ait des problèmes en permanence, ce qui n’empêche pas de le construire. La Borde, c’est une construction permanente depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Encore aujourd’hui, j’ai l’impression que c’est un processus en création, ce n’est pas une totalité.
Quand je suis arrivée à la prison, tout était tellement figé. Les femmes elles-mêmes ne voulaient pas un atelier qui les fasse particulièrement penser, elles voulaient juste manger, elles faisaient les choses parce qu’elles savaient qu’elles allaient avoir un bonbon, par exemple. Ce sont ces rapports qui sont extrêmement compliqués à déconstruire, pour moi. »
María se heurte donc rapidement à des barrières entre elle et les femmes détenues. Le dialogue est bien moins facile à construire dans l’institution pénitentiaire où les rapports sont loin d’être déconstruits et questionnés comme à la Borde, et dans un contexte mexicain très différent du cadre européen.
Cependant, les ateliers qu’elle anime en prison sont l’occasion pour elle d’approcher concrètement cet espace avec une volonté d’expérience, d’éducation. Les difficultés rencontrées sont aussi révélatrices des spécificités de ce terrain, et la pousse à revoir sa démarche et à s’adapter. C’est notamment comme cela que María a appris que le premier geste philosophique fondamental n’est autre que le silence.
Approcher le terrain : du silence à l’adaptation
Notre interlocutrice insiste sur l’importance du silence comme attitude primordiale nécessaire à l’approche du terrain. Tant à la Borde qu’en prison – et quel que soit le cadre en question – il s’agit de laisser de côté autant que faire se peut ses prénotions et bagages théoriques pour accueillir de la manière la plus simple, directe possible les faits. Entendons-nous ; se taire, ce n’est pas juste se taire. Se taire implique d’écouter ce que les personnes autour d’elle ont à partager, de prendre conscience de leur réalité, pour apprendre de ces expériences vécues. María nous raconte qu’en prison, ce silence s’est imposé à elle pour pouvoir s’adapter et comprendre ce qui bloquait dans sa démarche :
« Quand je suis arrivée, je me suis rendu compte que le problème ne venait pas d’elles [les détenues], mais de moi. Je voulais amener le modèle européen, français, où tout le monde savait écrire et lire alors que ce n’est pas le cas pour une grosse partie de la population au Mexique. J’ai vu que j’avais tort, qu’il fallait que je recommence. Donc à nouveau, un silence s’est imposé à moi. Je devais connaitre ces femmes avant tout.
Je me suis dit que dans mon atelier, il fallait un rapport non pas à l’écriture mais par exemple au dessin, à des choses qui puissent faciliter la création de quelque chose. En prison, le temps est éternel, figé ; donc je comprends que ces femmes attendent que je leur amène quelque chose à manger qui ne soit pas la nourriture de la prison. Mais pour véritablement leur apporter quelque chose, j’avais aussi envie de comprendre, d’écouter ce qu’elles avaient à dire. »
Le silence de María lui a donc permis de s’adapter, de trouver une autre façon de faire émerger la parole des détenues, et d’en apprendre sur elles. Parfois, ça pouvait arriver de manière inattendue…
« On était en train de peindre quand une des femmes s’est mise à hurler ‘Liberté ! Liberté !’ Et tu te dis : mais d’où ça sort ? Je n’ai jamais proposé que l’on fasse une espèce de révolution interne à la prison (rire) ! C’est là qu’il y a un truc qui se passe qu’elles seules comprennent, que se met en place cet espace de liberté pour dire comment on se sent, ce qu’on ressent. Evidemment, elles ne vont pas faire ça avec les policiers qui regardent, mais en tout cas, j’ai trouvé ce moment fascinant. »
« Un jour, je leur ai demandé de se peindre (j’avais amené des petits miroirs). Il y a l’image de cette femme en particulier qui m’a beaucoup choquée parce qu’en regardant bien, on voit qu’elle s’est peinte avec des larmes. Je lui demande comment ça se fait alors qu’elle allait sortir une semaine après ; ça ne devait pas être plutôt une image souriante ? Elle m’a dit que quand elle est arrivée ici, on l’appelait « la llorona » (celle qui pleure). Elle voulait partir de la prison en se souvenant de ça. Il y a donc de tels moments qui parlent de l’intimité de la personne qui ne peuvent avoir lieu que quand tu mets en place les choses pour qu’elles le puissent. »
Les obstacles de la prison mexicaine ont donc conduit María à se remettre en question, à changer son approche. Aborder philosophiquement le terrain demande donc avant tout de se taire et d’écouter pour tenter de comprendre le lieu dans lequel on s’immerge et les personnes qui y vivent, mais aussi d’apprendre de ses erreurs et d’accepter de réviser sa propre démarche en permanence. C’est pourquoi, si la réalisation d’un travail écrit (ou autre) motive en premier lieu l’expérience pratique de María, celle-ci fait entièrement partie du travail philosophique. Du reste l’engagement concret, physique, matériel impacte María autant qu’elle-même impacte l’environnement où elle s’introduit.
Ces derniers aspects seront abordés par Xavier dans la seconde partie de cet article qui ne saurait tarder. Nous parlerons des retombées de l’expérience du terrain, des effets sur la personne qui l’approche, de la production d’un travail postérieur à l’expérience pratique ; puis nous questionnerons certaines limites théoriques et pratiques de la philosophie de terrain. A très vite !
Clara de Leiris