Dialogue so-pratique #1: le désir

Et si Socrate se promenait dans nos rues aujourd’hui pour interroger les passants? Ne serait-il pas offusqué de se rendre compte que, des siècles après lui, le dogmatisme circule encore dans nos sociétés? Redonnons vie à Socrate en toute modestie avec ces petits dialogues philosophiques (mais très légers!) pour réveiller à notre tour les consciences! Avec Inès, nous avons ainsi tenté de nous répondre par écrit sur un sujet qui nous tenait à coeur: le désir. Si toi aussi tu veux tenter l’expérience, n’hésite pas à contacter Shaïma Giboire (shaima.giboire@psl.eu ou sur Messenger!)

Inès

Oula, est-ce que tu vas bien? Tu as l’air bien pensive…

Shaïma

Tu as su lire en moi comme dans un livre ouvert, Inès. J’ai un problème. Hier, je suis tombée sur un article qui conseillait de prendre contrôle de soi, des ses pulsions, de ses désirs, de ses fantasmes pour vivre bien, pour être heureux. Le problème, c’est que je ne suis pas forcément d’accord avec cette doctrine. Pour moi, contrôler ses passions, c’est les refouler, les anéantir. Je ne pense pas qu’agir ainsi nous facilite la vie, et nous aide à la vivre de façon la plus belle possible. Je pense qu’au lieu de refouler ses sentiments ou des désirs, il faut les accepter pleinement et vivre avec. 

Inès

Et bien il se trouve que je ne suis pas d’accord avec toi. Je pense que le désir est mauvais si on se laisse contrôler par ce dernier. 

Shaïma

Tu parles de “désirs”, mais sais-tu au moins ce que recouvre ce mot?

Inès

Donner une définition du désir n’est pas aisé mais si tu le veux bien nous essayerons de la trouver au fil de cette discussion. Pour moi, le désir c’est surtout l’objet même que nous voulons et pas tellement la volonté de le posséder. En effet, je pense que lorsque nous désirons quelque chose, nous nous méprenons sur sa nature de sorte que nous ne désirons plus l’objet lui même mais l’idée que nous nous en faisons. Peut-être est-ce en cela que c’est problématique? Le désir est illusion… Je ne sais pas si c’est très clair peut être devrions nous prendre des exemples ?

Shaïma:

Je comprends ce que tu veux dire: l’objet que nous voulons disparaît dès qu’il devient l’objet de nos désirs. Je veux dire par là qu’il disparaît derrière l’image fantasmée qu’on a de lui…. Tu m’as parlé d’un exemple, en voici un. Je désire profondément avoir cette barre au chocolat. Or, je ne l’ai pas. Je la veux tellement que je me mets à m’imaginer la manger: pour cela je me remémore mes souvenirs, et j’essaie de me rappeler le plaisir que cette saveur me procurait. La vraie barre de chocolat n’est plus l’objet pur de mes désirs: je désire cette chose fantasmée et embellie par ce manque. Mais ce n’est pas grave! Tu vois,  je pense qu’il faut accepter ce désir, et essayer de le combler, même s’il ne pourra jamais être totalement satisfait. C’est cette projection qui me tiendra en vie: la barre de chocolat donne du sens à ma vie. Toi, et tes congénères, au contraire, vous refusez tout projet, toute existence. Vous tuez l’homme puisque l’homme n’est plus sujet de désirs, il perd toute sensibilité. Contrôler mon désir de barre au chocolat, c’est me transformer en robot. 

Inès

Ton exemple est simple et clair il est vrai. Mais il est justement trop simple. Ton désir est passion puisqu’il s’agit d’une inclinaison de tes sensations qui te pousse vers l’acte de la sustentation. Nous ne pouvons pas résumer la complexité des passions qui s’imposent à nous sous la simple forme d’une barre chocolatée quand bien même il s’agit là d’un exemple saisissant sur le phénomène d’aliénation de l’essence de l’objet désiré. Parlons d’un sujet on ne peut plus controversé : l’amour ! n’as-tu jamais désiré par amour ? 

Shaïma

Je ne vois pas très bien en quoi ton exemple mènera à une autre conclusion, mais d’accord, prenons l’amour. Il se trouve que j’aime cet homme, dans le sens où je le désire profondément. Je désire être avec lui, parler avec lui, le prendre dans mes bras. Je m’imagine être avec lui. Je suis guidée par la même force que pour celle de la barre chocolatée: je veux combler ce désir. Et bien ce désir me tient en vie. Je désire donc je suis. 

Inès

Shame Shaïma ! Tu ne désires pas la barre chocolatée et encore moins le garçon mais tu désires son image, l’idée que tu te fais de lui. En quelque sorte une simple projection de ta pensée ou devrais-je dire de ta raison. En effet, c’est parce que tu penses conceptualiser son goût futur que tu désires le chocolat or tu ne connais point l’objet de ton désir ni même l’effet que te causera l’acte que tu croiras de satisfaction alors même que cette dernière est impossible.. C’est un paradoxe qui s’impose ici à toi. Désirer ne peut pas mener à la satisfaction attendue puisque cette satisfaction est un mirage. 

Shaïma

Je ne vois pas en quoi ceci pose problème… Certes, je fantasme sur un objet qui n’est, par définition pas mien, mais ne survit-on pas face au néant de la vie par le biais de ces illusions? J’ai l’impression que tu refuses le désir parce que tu penses qu’il ne peut pas être rapproché du bonheur. La non satisfaction qui découle du manque que sous-entend le désir n’est pas forcément synonyme de malheur. 

Inès

Certes mais si elle n’est n’est pas synonyme, elle n’y est pas pour autant étrangère. Tu n’es pas sans savoir que nous pouvons établir des critères de validité au bonheur basés sur cette même satisfaction du désir. Ils sont au nombre de trois : satisfaction en totalité dans le temps et en intensité. Mais typiquement dans l’exemple que nous avons choisit de traiter — le désir amoureux — la satisfaction est impossible. Ce n’est pas moi qui le dit mais Sartre lui-même ! Dans le désir amoureux je veux posséder l’autre dans sa liberté, cette même idée de liberté qui le caractérise comme un être différent presque insaisissable. Or la satisfaction de ce désir créerait un paradoxe tout aussi grand : possédant la personne je la dénaturerais. Elle ne serait plus cette entité en liberté source de mes envies. Nulle satisfaction certainement pas en totalité ni dans le temps, ni en intensité. C’est là la voix du malheur. 

Shaïma

Je ne suis pas forcément d’accord avec le fait que la satisfaction soit à ce point liée au bonheur. L’objet de mon désir peut être différent de sa propre nature, mais ce n’est pas forcément les choses les plus réelles qui sont les plus belles, ou qui mènent au bonheur. Je crois plutôt que la réalité est bien plus triste que tu ne le penses. La barre de chocolat serait bien fade si je ne l’avais pas embelli de tous mes désirs. Cet homme que je désire aurait paru bien fade et bien ennuyeux si j’avais osé lui dire qu’il me plaisait. Tout est beaucoup plus beau dans mes fantasmes, la réalité nous déçoit toujours. Donc oui, nous ne pouvons pas satisfaire tous nos désirs, nous sommes toujours déçus puisque par nature le fantasme est plus puissant que la réalité, mais on peut vivre heureux même dans une illusion. Paradoxalement, je me trouve beaucoup plus pessimiste que toi sur ce coup là! Le désir permet de faire naître des fantasmes, qui nous permettent d’échapper à la triste réalité. Sans le désir, il n’y aurait que du néant. Surtout, tu oublies que le désir est vecteur de notre propre puissance. Je veux cette barre de chocolat, je veux ce garçon; je sais vers où je vais! Le désir pousse l’être humain à se dépasser. Je désire quelque chose qui n’est pas moi, qui n’est pas en moi, en désirant je me pousse hors de mon “être en soi”, pour reprendre des termes sartriens. Je désire, j’existe. 

Inès 

Tu me pousses dans mes retranchements… Tu as raison sur ce fait, certes, le désir donne un sens à nos vies… Et ? Il donne un sens mais est-il le sens ? choisir la voix du désir c’est une sorte de paresse intellectuelle. Évidemment cela est plus facile, l’illusion t’aide à trouver le sommeil dans la quiétude et à apprécier chaque jour. Mais vois-tu pensons à notre ami Platon et à son allégorie de la caverne. Loin de vouloir lui faire tenir des propos anachroniques qu’il n’aurait sans doute pas tenus ou même partagés, je te propose de voir les choses selon le même fonctionnement. Ton monde du désir, tu l’avoues toi-même c’est un monde fait d’illusions. Mais ne veux tu point observer le soleil, briser les chaînes qui te rendent esclave ? Mon propos est somme toute parodique. De la “philosophie de comptoir” je t’entends déjà. Mais ne crois tu pas qu’être conscient est une finalité bien plus noble que de se laisser bercer par des illusions qui certes belles n’en restent pas moins des images de la pensée ? 

Shaïma 

Tu parles de paresse intellectuelle en t’appuyant de l’Allégorie de la Caverne, un classique… Le désir ne me rend pas esclave, le nier, c’est se déshumaniser. Le désir fait partie intégrante de la vie humaine, pourquoi lui en veux-tu autant? Je me suis peut-être mal exprimée, mais s’il peut mener à des illusions, le désir ne nous emporte pas toujours dans un monde coupé du réel. J’ai dit que le désir nous poussait à sortir de notre être. Or, on sort de notre être en agissant sur le monde. Le désir n’est pas que mère de poètes, elle enfante aussi des personnes qui rêvent un monde et transforment le vrai afin qu’il soit le plus conforme possible à celui qui est fantasmé. Tu penses que sans son désir de liberté, Gandhi aurait pareillement agi? 

Inès 

Certes, Gandhi sans désir de liberté n’aurait pas agit ainsi, je te l’accorde. Mais était-il vraiment libre en luttant ? parvenons nous vraiment à atteindre notre désir quand la satisfaction tue le désir ? voilà des questionnements qui nous interrogent sur la finalité du désir. Mais il me semble que dans un sens, cela est vrai, le désir est bénéfique. Il permet de se dépasser et de réaliser des actions qui sans cette envie auraient été impossibles. Néanmoins, nous ne devons pas devenir esclaves de nos désirs, accepter avec lucidité leur paradoxe au moyen de notre raison. C’est pourquoi tomber amoureux n’est pas une aliénation de l’être tant que nous examinons de manière raisonnée les sentiments que nous éprouvons sans tomber dans le désespoir amoureux. Voilà un thème littéraire ! Ne reconnais-tu point ici l’opposition entre l’amour courtois maîtrisé, intériorisé et le drame romantique qui laisse libre cours aux passions naissantes  ?  

Shaïma

Haha sommes-nous tombées sur un compromis? Donc disons cela: laissons le désir raisonnable nous emporter, si même il existe… 

  • Par Inès Limam (CPES1 – Humanités) et Shaïma GIBOIRE (CPES2- SESJ)

2 commentaires sur “Dialogue so-pratique #1: le désir”

  1. Ceux qui répriment leur désir, sont ceux dont le désir est faible assez pour être réprimé; et l’élément restricteur ou raison usurpe alors la place du désir et gouverne celui dont la volonté abdique.
    — William Blake

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