Dans le paysage complexe de la santé mentale, l’antipsychiatrie émerge comme un courant de pensée controversé. Cette approche critique du domaine psychiatrique remet en question les traitements traditionnels et cherche à redéfinir la relation entre les professionnels de la santé mentale et les patients. Elle remet en question les fondements mêmes du système psychiatrique, s’opposant aux méthodes jugées coercitives, déshumanisantes et aliénantes appliquées dans le traitement des troubles mentaux. Certaines critiques sont très générales et considèrent tout traitement psychiatrique comme intrinsèquement illégitime et iatrogène. C’est notamment le cas de certains anciens patients devenus « antipsychiatriques » qui se désignent comme étant « des survivants » de la méthode psychiatrique plutôt que des patients.
La psychiatrie, une longue histoire …
La psychiatrie a une histoire riche et complexe. C’est d’abord dans l’Antiquité que les premières références à la maladie mentale apparaissent dans les écrits anciens. Les sociétés anciennes trouvaient souvent des explications mystiques ou religieuses aux troubles mentaux. Au Moyen-Âge, des asiles étaient créés pour abriter les personnes souffrant de troubles mentaux, mais les traitements y étaient souvent inhumains. Les conceptions médiévales étaient teintées de superstition. Avec l’émergence de la pensée scientifique de la Renaissance, l’approche envers la maladie mentale commence à changer. Des tentatives sont faites pour comprendre les troubles mentaux de manière plus rationnelle. Plus tard, durant le siècle des Lumières, des réformes dans le traitement des maladies mentales sont initiées. Par exemple, Philippe Pinel en France et William Tuke en Angleterre introduisent des approches plus humaines et préconisent l’abandon des chaînes et des entraves.
Ce n’est qu’au 19ème siècle que la psychiatrie devient une discipline médicale distincte. L’approche organique émerge, mettant l’accent sur les causes physiques des troubles mentaux. C’est d’ailleurs dans cette période que l’utilisation de traitements tels que les électrochocs et la lobotomie apparaissent. Au 20ème siècle, les avancées dans la compréhension des neurosciences contribuent à l’évolution des traitements. Les médicaments psychotropes, tels que les antipsychotiques et les antidépresseurs, deviennent populaires. Les approches se diversifient avec l’intégration de thérapies cognitivo-comportementales. La recherche génétique et les neurosciences continuent de jouer un rôle majeur dans la compréhension et le traitement des troubles mentaux. Aujourd’hui, la psychiatrie est une discipline multidimensionnelle qui combine des approches médicales, psychologiques et sociales pour comprendre et traiter les troubles mentaux. Les débats sur les approches thérapeutiques et l’éthique dans le traitement des patients persistent, reflétant la complexité toujours présente de cette discipline
Une pratique sérieuse ?
L’antipsychiatrie, quant à elle, trouve ses racines dans les années 1960, s’opposant aux méthodes psychiatriques conventionnelles jugées coercitives et aliénantes. Les partisans de cette mouvance plaident en faveur de l’autonomie des individus en matière de santé mentale, remettant en question l’usage excessif de médicaments psychotropes et le recours à l’hospitalisation involontaire.
Par exemple, un moment très important dans le développement du mouvement antipsychiatrique a lieu en 1973 avec l’expérience de David Rosenhan « On being sane on insane places ». Professeur de psychologie à l’université de Stanford, David Rosenhan décide de mener une expérience avec ses étudiants, sur le diagnostic psychiatrique. Il envoie huit étudiants se présenter à la réception de différents hôpitaux psychiatriques américains. Les volontaires ont tous un script bien détaillé à suivre : ils s’inventent un nom, une profession, mais gardent leur histoire de vie personnelle et simulent des hallucinations auditives. Les étudiants simulent donc ces voix, avant de cesser et de répondre de manière polie et calme aux questions du psychiatre en faisant bien attention de jeter leur traitement dans les toilettes. Résultat : sept des huit étudiants sont diagnostiqués schizophrènes et internés durant une période de 7 à 52 jours, avec une moyenne de 19 jours par étudiant. Les 7 étudiants sortent tous des hôpitaux psychiatriques avec le même diagnostic, à savoir « schizophrène en rémission ». De plus, pendant leur internement, les étudiants arrêtent toute simulation et se comportent parfaitement normalement. Les médecins ne se rendent cependant pas compte que leur comportement est redevenu normal. Ils ne parlent pas aux étudiants et vont constamment interpréter leurs symptômes comme étant pathologiques. Tout se passe donc comme si c’était le lieu et la situation qui rendaient les patients « fous », bien plus qu’une réelle pathologie.
Mauvaise réponse
Cette première étude fait évidemment beaucoup de bruit. La réponse des hôpitaux concernés ne se fait pas attendre : ils reprochent à Rosenhan de ne pas les avoir prévenus qu’il allait les tester. Rosenhan décide donc de refaire l’étude en les avertissant cette fois qu’il allait envoyer des faux patients pendant trois mois. À la fin de ce délai, les hôpitaux préviennent Rosenhan qu’ils ont réussi à « démasquer » 43 personnes. Le problème : c’est que Rosenhan n’a envoyé personne… Les deux phases de cette expérience soulèvent donc une grande question sur le diagnostic psychiatrique : les psychiatres savent-ils distinguer le normal du pathologique ?
Une prise en charge violente
Les critiques envers les pratiques psychiatriques contemporaines émergent autour de plusieurs points sensibles, soulevant des préoccupations quant à d’éventuelles violences infligées aux personnes souffrant de troubles mentaux.
Tout d’abord, certains estiment que la tendance à la prescription excessive de médicaments psychotropes peut entraîner des effets secondaires indésirables, affectant la qualité de vie des patients. Les critiques soulignent la nécessité de trouver un équilibre entre la médication et d’autres approches thérapeutiques.
Ensuite, l’usage de l’hospitalisation involontaire est fréquemment critiqué pour son potentiel d’aliénation et de stigmatisation des patients. Cette pratique soulève des questions éthiques liées à la privation de liberté et à la dignité des individus, souvent sans leur consentement. Certains estiment aussi que le système psychiatrique contribue à la stigmatisation des personnes souffrant de troubles mentaux. Le diagnostic peut parfois être perçu comme une étiquette stigmatisante, affectant la perception sociale et l’estime de soi des individus. D’autres critiquent le manque d’approche holistique, mettant en avant la nécessité d’aborder les aspects psychosociaux et environnementaux plutôt que de simplement se concentrer sur la médication. Certains patients estiment que la communication entre les professionnels de la santé mentale et eux-mêmes peut être insuffisante, conduisant à des décisions thérapeutiques prises sans un consentement éclairé. Cela peut contribuer à une expérience perçue comme violente et déshumanisante.
Vers une nouvelle définition
Tenter de situer l’antipsychiatrie par rapport à la psychiatrie, c’est courir le risque majeur d’accepter un couple antinomique où le second terme représenterait une doctrine impliquant une démarche objectivante, celle même que récuse l’antipsychiatrie. Parler de changement social plutôt que de psychiatrie, voilà l’objet de l’antipsychiatrie. Renier la psychiatrie reviendrait à dire que la maladie psychique n’existe pas et que toutes les souffrances psychiques se valent, ce qui est faux. Mais entrer en psychiatrie pour un patient, c’est aussi une mort sociale, c’est passer du côté des fous. Il faut soigner la pathologie, mais aussi réintégrer la vie qui a été perdue en entrant dans la maladie. Le rôle du psychiatre n’est pas de rappeler à son patient qu’il est malade mais de recréer le lien perdu avec le monde réel, ce qui est notamment le cas dans la psychose.